Archives mensuelles : mars 2018

La tragicomédie du bénéficiaire effectif, ou « Avec ou sans décret ? »

Le droit connaît beaucoup de belles histoires passionnantes, dont la presse se délecte, et qui font naître des vocations de juriste: par exemple, les questions posées par la succession de Johnny Hallyday et l’intérêt que cette affaire suscite vont peut-être donner naissance à une génération de nouveaux étudiants en droit, passionnés par le droit des successions, si possible à caractère international.

Et puis le droit connaît aussi de plus petites histoires, moins passionnantes, comme celle du bénéficiaire effectif, dont nous avons déjà parlé dans les colonnes de ce blog.

Cette histoire touche au genre de la tragicomédie, avec des moments difficiles voire tragiques (des questions compliquées, des sommes d’argent à payer, peut-être de la prison) et d’autres plus drôles (« mais où est passé mon décret ? »)… C’est un peu une comédie à l’italienne, en somme, du genre de celles jouées par le grand Alberto Sordi.

 

 

 

Des questions et des frais…

Une directive européenne impose une nouvelle obligation, celle d’identifier et de faire connaître les personnes physiques qui sont les véritables bénéficiaires de l’activité d’une entité, particulièrement d’une société. Le droit français a transposé cette obligation dans le Code monétaire et financier et a institué un registre des bénéficiaires effectifs, le non-respect du dispositif étant assorti de sanctions pénales.

Dit comme cela, ce dispositif a l’air simple. Il soulève en réalité de nombreuses difficultés d’application, et les entités concernées (c’est sur les sociétés et autres personnes morales que pèse l’obligation d’identifier leurs bénéficiaires effectifs, ceux-ci n’ont pas à se déclarer) ont intérêt à ne pas oublier ou rater leur déclaration.

Ne pas faire de déclaration expose les dirigeants et l’entité concernée à des sanctions pénales (7.500 euros d’amende, soit pour les sociétés un maximum de 5 fois cela, c’est-à-dire 37.500 euros, et jusqu’à 6 mois d’emprisonnement pour les personnes physiques).

Mal faire sa déclaration expose à devoir la corriger, ce qui n’est pas sans effet.

 

Tarifs BE

Les tarifs indiqués par le greffe du Tribunal de commerce de Paris

 

Modifier sa déclaration, par exemple pour rectifier un oubli ou une inexactitude coût tout de même près de 50 euros comme on le voit.

Ici on est dans la tragédie, entre les sanctions et les frais susceptibles de frapper les sociétés et leurs dirigeants.

 

Entrée en vigueur un dimanche ?

Pour les sociétés qui ont été immatriculées au Registre du commerce et des sociétés à compter du 1er août 2017, le dispositif a été applicable dès cette date.

Pour les sociétés « anciennes », constituées avant le 1er août 2017, le dispositif prévoit une date limite de mise en conformité, qui est celle du 1er avril 2018, à savoir un dimanche.

On peut s’interroger sur la pertinence de prévoir un délai tombant un dimanche. Vraisemblablement, cela reporte le dernier jour à mardi 3 avril, mais cela n’est pas dit par les textes. Les délais de procédure sont calculés selon le Code de procédure civile en reportant l’échéance, lorsqu’elle tombe un dimanche ou un jour férié, au premier jour ouvrable suivant (art. 642 du Code de procédure civile). Ici, il est peu probable que les greffes resteront ouverts le dimanche 1er avril pour attendre les « déclarations du dernier jour », donc il semble raisonnable de penser que le premier jour ouvrable, le mardi 3 avril, est la véritable date du dernier jour.

 

Qui a vu le décret ?

Dernier élément de la tragicomédie du bénéficiaire effectif, cette fois-là presque comique: on attend depuis des jours un décret qui doit, d’après les informations qui circulent 1) préciser les éléments d’identification du bénéficiaire effectif et 2) dire que lorsque l’entité ne peut identifier un bénéficiaire effectif, c’est son dirigeant qui doit être déclaré (la directive le prévoit, mais pas encore le droit français, même si les greffiers le demandent déjà…).

Ce matin, le Journal officiel du 31 mars ne contenait toujours pas le décret. Celui-ci va donc être publié au mieux le 1er avril, qui est officiellement le dernier jour pour se mettre en conformité avec le dispositif, pour les sociétés « anciennes » (immatriculées avant le 1er août 2017).

Au-delà de l’aspect « poisson d’avril », il faut en effet rappeler que le dispositif, sans ce décret, est déjà pleinement opérationnel pour les sociétés constituées depuis le 1er août 2017…

Bruno DONDERO

Complément: petite vidéo faite avec mon ami et collègue Alain Couret et le cabinet CMS Francis Lefebvre Avocats sur le bénéficiaire effectif.

1 commentaire

Classé dans Droit des entreprises, Droit des sociétés, French Company Law, French Law, Loi Sapin 2, Uncategorized

Dirigeants de société (SARL, SAS, SCI, etc.), n’oubliez pas de déclarer les bénéficiaires effectifs!

Le 1er avril 2018, toutes les sociétés immatriculées en France (à l’exception des sociétés cotées en bourse) auront l’obligation d’identifier leurs bénéficiaires effectifs, c’est-à-dire, en substance, les personnes physiques qui soit détiennent plus de 25% du capital ou des droits de vote, soit qui exercent un pouvoir de contrôle sur la société. Les sociétés constituées depuis le 1er août 2017 sont déjà soumises à cette obligation.

Une fois l’identification faite, une déclaration doit être adressée au greffier du tribunal de commerce tenant le registre du commerce et des sociétés. Dans les 30 jours d’un fait ou acte rendant nécessaire une modification, il faut actualiser la déclaration.

Résultat de recherche d'images pour "bénéficiaire effectif infogreffe"

Cette obligation doit permettre de lutter contre le blanchiment, contre le financement du terrorisme, et sans doute aussi contre l’évasion fiscale.

Les informations fournies par les sociétés seront inscrites dans un registre qui n’est pas librement accessible au public, mais peut être consulté par toute une série d’autorités (judiciaires, douanières, fiscales, etc.) et d’autorités professionnelles (représentants des avocats, des notaires, des commissaires aux comptes, notamment). Le document relatif au bénéficiaire effectif d’une société pourra aussi être communiqué à tout intéressé, autorisé par une décision de justice.

Voilà en quelques mots le dispositif qui a été introduit en droit français par une ordonnance du 1er décembre 2016, transposant une directive du 20 mai 2015.

 

Deux transpositions pour le prix d’une seule, approchez, approchez !

Ce blog parle souvent des petites « gaffes » du droit, comme la loi simplifiant l’intitulé de la loi de… simplification, ou les arrêts de la Cour de cassation citant un Code qui n’existe pas. Je ne ferai que mentionner la petite gaffe de législateur (variante de la blague de juriste ?) qui a été faite à propos du bénéficiaire effectif, puisque la directive du 20 mai 2015 a fait l’objet non pas d’une transposition, mais de deux, à quelques jours d’intervalle!

Aussi étonnant que cela puisse paraître, le Code monétaire et financier a été enrichi de  nouveaux articles sur la déclaration des bénéficiaires effectifs, d’abord par l’ordonnance du 1er décembre 2016, puis par la loi Sapin II du 9 décembre 2016.

Les deux séries d’articles coexistent encore aujourd’hui, mais seul le premier texte, l’ordonnance, a été visé par les mesures d’application (décret et arrêtés). On peut donc penser que l’ordonnance a triomphé, et ce sera définitivement le cas quand la loi de ratification aura abrogé, implicitement au moins, la loi Sapin II sur ce point.

Précision: un dernier décret d’application est attendu dans les tout prochains jours, mais le dispositif fonctionne déjà sans ce décret. Simplement, le nouveau texte devrait préciser les critères d’identification du bénéficiaire effectif, ainsi que traiter de l’hypothèse où son identification est impossible.

 

Les inconvénients du dispositif.

Au-delà de cette question, on reprochera au dispositif essentiellement deux choses, et l’on signalera en outre la sanction radicale prévue en cas de non-respect de l’obligation de déclarer.

Tout d’abord, il s’agit là d’un dispositif très coûteux, puisqu’il est demandé à toutes les sociétés, c’est-à-dire aux millions de SARL, SAS, SCI, sociétés de professionnels, sociétés agricoles, etc. de procéder à une déclaration qui est facturée pour une somme approchant les 50 euros, et dont les modifications auront également un coût. Le simple dépôt va donc coûter plus d’une centaine de millions d’euros, somme à laquelle il faut ajouter le coût des inscriptions modificatives, d’une part, et le coût supporté par les sociétés pour identifier leurs bénéficiaires effectifs (recherches en interne, honoraires d’avocat).

Ensuite, il s’agit là d’un dispositif extrêmement complexe, puisque les critères retenus pour qualifier une personne de bénéficiaire effectif sont parfois subjectifs (exercer un pouvoir de contrôle sur les organes de la société) et qu’il existe une grande variété de situations complexes (détention indirecte, pacte d’actionnaires, indivision, démembrement de propriété, détention via un trust, assurance-vie, entre autres) qui rendront plus délicate la tâche d’identification du bénéficiaire effectif.

Enfin, l’obligation d’identifier et déclarer les bénéficiaires effectifs voit son non-respect sanctionné de manière radicale par un nouveau délit pénal, institué à l’article L. 561-49 du Code monétaire et financier, prévoyant six mois d’emprisonnement et 7.500 euros d’amende pour ceux qui ne procéderont pas à la déclaration ou le feront de manière incomplète. Les autres droits européens que j’ai eu l’opportunité de connaître sur cette question ne prévoient pas de peine de prison !

Un nouveau chantier pour les juristes, comme on l’aura compris. Un nid de questions difficiles, qui concerneront de très nombreuses entreprises, et pour lesquelles il faudra trouver rapidement des solutions sures.

 

Bruno DONDERO

PS: il y a déjà eu de nombreux écrits sur le bénéficiaire effectif au cours de l’année 2017. Nous publierons dans les semaines qui viennent un ouvrage consacré à la question avec mon collègue et ami Alain Couret, aux éditions Lextenso.

 

1 commentaire

Classé dans Droit des entreprises, Droit des sociétés, French Company Law, French Law, Loi Sapin 2, Tribunaux de commerce, Uncategorized

La réforme de la réforme du droit des contrats (suite et normalement fin)

CMP.PNG

Les membres titulaires de la Commission mixte paritaire

 

L’Assemblée nationale et le Sénat n’avaient pas réussi à s’accorder sur le texte de la loi de ratification de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. La commission mixte paritaire (CMP) qui s’est réunie ce matin est parvenue à trouver un accord entre députés et sénateurs. Le texte des articles est disponible ici.

Reprenons les différentes dispositions qui ont fait l’objet d’un accord, avant d’envisager la suite.

I – Formation et contenu du contrat.

L’offre est caduque en cas d’incapacité ou de décès de son auteur, mais aussi, comme le Sénat le souhaitait, en cas de décès de son destinataire (art. 1117 du Code civil).

Lorsque, dans les contrats de prestation de services, le prix est fixé unilatéralement par le créancier, le juge peut être saisi d’une demande de dommages-intérêts, comme l’art. 1165 le prévoyait, mais aussi d’une demande de résolution.

L’article 1166 n’aura quant à lui pas été modifié pour intégrer la notion d’attente raisonnable du seul créancier quant à la qualité de la prestation fournie, et il fera donc encore référence aux « attentes légitimes des parties ».

Sur les contrats d’adhésion et le sort des clauses abusives dans ces contrats, le dispositif de l’art. 1171 permettant de réputer une clause non écrite en ce qu’elle serait abusive car créant un déséquilibre significatif est modifié comme le voulait le Sénat : la clause abusive est nécessairement « non négociable, déterminée à l’avance par l’une des parties ». Rappelons que dans le même temps, l’article 1110 donne une définition du contrat d’adhésion qui retient qu’il « comporte un ensemble de clauses non négociables, déterminées à l’avance par l’une des parties » (mais les deux Chambres étaient tombées d’accord sur cette définition).

II – Exécution du contrat.

Sur la révision pour imprévision :

  • le juge conserve, comme le voulait l’Assemblée, le pouvoir de réviser le contrat, en plus de pouvoir y mettre fin, lorsque l’exécution devient excessivement onéreuse (art. 1195) ;
  • la rédaction de l’article L. 211-40-1 du Code monétaire et financier qui soustrait certaines opérations (celles portant sur les titres financiers et sur les contrats financiers) est celle de l’Assemblée nationale.

Précisons, mais les Chambres étaient d’accord, qu’il est précisé à l’article 1221 que le débiteur doit être de bonne foi pour que l’exception de disproportion manifeste entre le coût pour le débiteur et l’intérêt pour le créancier puisse s’opposer à une demande d’exécution forcée en nature.

L’article 1223 est modifié, et des différentes versions qui avaient été votées, c’est plutôt dans le sens de l’une des versions voulues par les députés que l’on s’est orienté. La rédaction définitive clarifie l’intervention du juge et le fait que chaque alinéa concerne une hypothèse différente (al. 1er : le créancier n’a pas encore payé tout ou partie de la prestation ; al. 2 : le créancier a déjà payé).

III – Entrée en vigueur.

L’article 15 de la loi de ratification définit dans quelles conditions le texte entre en vigueur, dans les termes qui avaient été retenus par l’Assemblée… à quelques nuances près.

Cela revient à reconnaître trois droits des contrats, de la preuve et du régime général de l’obligation, si l’on peut dire :

  • le droit antérieur à l’ordonnance, applicable aux contrats conclus avant le 1er octobre 2016 ;
  • le droit applicable aux contrats conclus entre le 1er octobre 2016 et jusqu’au 1er octobre 2018, qui est celui de l’ordonnance du 10 février 2016 non modifiée. Toutefois, une série de modifications opérées par la loi de ratification le sont avec un caractère interprétatif, ce qui doit leur donner un effet « rétroactif », et permettre leur application aux contrats conclus avant le 1er octobre 2018 (mais après le 1er octobre 2016) ;
  • le droit applicable aux « actes juridiques conclus ou établis à compter » du 1er octobre 2018, c’est-à-dire de l’entrée en vigueur de la loi de ratification. C’est ici une formulation retenue par la CMP, qui suscitera probablement quelques interrogations.

Une interrogation tient aussi à la manière dont la jurisprudence naissante intégrera cette nouvelle « tranche » de droit, alors qu’elle avait entrepris d’intégrer par anticipation certains aspects de l’ordonnance du 10 février 2016…

IV – Et après ?

L’article 45 de la Constitution dispose :

« (…) Le texte élaboré par la commission mixte peut être soumis par le Gouvernement pour approbation aux deux Assemblées. Aucun amendement n’est recevable sauf accord du Gouvernement.

Si la commission mixte ne parvient pas à l’adoption d’un texte commun ou si ce texte n’est pas adopté dans les conditions prévues à l’alinéa précédent, le Gouvernement peut, après une nouvelle lecture par l’Assemblée nationale et par le Sénat, demander à l’Assemblée nationale de statuer définitivement. En ce cas, l’Assemblée nationale peut reprendre soit le texte élaboré par la commission mixte, soit le dernier texte voté par elle, modifié le cas échéant par un ou plusieurs des amendements adoptés par le Sénat ».

Scénario le plus probable : la version adoptée par la CMP sera soumise rapidement aux deux Chambres, qui l’adopteront.

Restera certes l’hypothèse d’une saisine du Conseil constitutionnel, mais il semble que l’histoire de cette réforme, ou plus exactement l’histoire de l’adoption de cette réforme, touche à sa fin.

Pour le reste, ce nouveau droit des contrats n’en est qu’à ses débuts !

Bruno DONDERO

 

Poster un commentaire

Classé dans Contract Law, Droit des contrats, French Contract Law, Réforme du droit des contrats, Uncategorized

Mini-MOOC avec Wikipédia et le Sicilien (cinéma, anglais juridique, droit des contrats)

L’encyclopédie Wikipédia est un instrument merveilleux de diffusion des connaissances, même si son potentiel de diffusion de fake news est sans doute sous-estimé.

On trouve au gré des pages de cette encyclopédie des illustrations de l’application du droit, et il en est une qui permet de s’exercer à la fois en anglais juridique et en droit des contrats, avec qui plus est une référence à l’arbitrage.

Je reproduis ci-dessous un extrait de la page Wikipédia consacrée au film de Michael Cimino « Le Sicilien« .

The Sicilian

Cet extrait peut être l’occasion d’un petit exercice interactif pour les lecteurs de ce blog, une sorte de mini-MOOC.

Il est question d’un litige opposant M. Cimino, le réalisateur du Sicilien et les producteurs, car le réalisateur refuse de réduire le film en dessous d’un certain format, ou s’il le fait, il le fait en coupant toutes les scènes d’action…

  1. Par quel moyen est résolu ce litige (attention, la réponse que donne la page Wikipédia n’est pas dénuée d’ambiguïté) ?
  2. Quel mécanisme contractuel donne la solution du litige ?
  3. Ce mécanisme trouve-t-il un équivalent en droit français ?

N’hésitez pas à répondre en commentaire, et à compléter ou commenter les commentaires des autres intervenants!

Résultat de recherche d'images pour "le sicilien"

Bruno DONDERO

 

Poster un commentaire

Classé dans Droit collaboratif, Droit des contrats, MOOC, Uncategorized

La raison d’être des entreprises (rapport Notat-Senard)

Les entreprises avaient une « raison d’être »… et elles ne le savaient pas !

C’est l’une des conclusions que l’on peut tirer de la lecture du rapport remis par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard aux Ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Economie et des finances et du Travail ce 9 mars 2018, rapport substantiel, puisqu’il comporte plus de 120 pages, annexes comprises. Il faut préciser que ce rapport a été précédé de l’audition de pas moins de 200 personnes.

Ce rapport est accessible ici: entreprise_objet_interet_collectif_4

On avait parfois tenté de découvrir le sexe des personnes morales, la jurisprudence leur a reconnu des droits extrapatrimoniaux, de sorte qu’elles peuvent subir un préjudice moral ou dans certains cas une atteinte à leur vie privée, et voilà que les psychanalystes de l’entreprise prétendent l’amener à découvrir sa raison d’être ! Il est en effet écrit dans le rapport Notat-Senard qu’il convient que « chaque entreprise prenne conscience de sa « raison d’être » », celle-ci n’étant pas réductible au profit.

 

On s’interroge aujourd’hui sur les métiers du droit qui vont disparaître, du fait de l’utilisation des nouvelles technologies, et sur les nouveaux métiers qui vont s’offrir aux juristes. On peut se demander si le développement de la « raison d’être » des entreprises va conduire à l’émergence d’une nouvelle profession, celle de psychanalyste pour personne morale, à mi-chemin entre le droit, la psychanalyse et la gestion des organisations.

Au-delà de cette petite pique, bienveillante et destinée à faire sourire les lecteurs de ce blog, on reprendra les principales recommandations contenues dans ce rapport, avant de formuler quelques mots de commentaire.

 

Quatorze recommandations très diverses :

Cinq recommandations créant de nouvelles obligations.

Le rapport comporte tout d’abord cinq recommandations de modification de la loi, dans le sens de la création de nouvelles obligations pour les sociétés :

  • ajouter à l’article 1833 du Code civil une référence au fait que « la société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité » ;
  • compléter l’article L. 225-35 du Code de commerce sur le conseil d’administration de la société anonyme en mentionnant la raison d’être de la société, qui guidera la détermination des orientations de l’activité de la société ;
  • renforcer le nombre des administrateurs salariés dans les conseils d’administration et de surveillance, dans les sociétés de plus de 1.000 salariés à partir de 2019, cette mesure devant être étendue « si possible aux SAS dotées d’un conseil » ;
  • mettre un place un dispositif pour envisager d’étendre la représentation des salariés dans les conseils des sociétés de 500 à 1.000 salariés ;
  • doter les SAS de plus de 5.000 salariés d’un conseil d’administration ou de surveillance régis par les dispositions applicables aux sociétés anonymes, afin qu’ils disposent des mêmes proportions d’administrateurs salariés.

Trois recommandations créant des cadres juridiques optionnels.

Le rapport comporte ensuite trois recommandations portant sur l’insertion dans la loi de dispositifs optionnels :

  • insérer à l’article 1835 la possibilité de faire figurer dans les statuts d’une société sa « raison d’être », notamment pour permettre les entreprises à mission ;
  • reconnaître dans la loi l’entreprise à mission, qui devra notamment être dotée d’un « comité d’impact doté de moyens, éventuellement composé de parties prenantes » ;
  • assouplir la détention de « parts sociales majoritaires » (sans doute de participations majoritaires) par les fondations et envisager la création de fonds de transmission et de pérennisation des entreprises.

Six recommandations à l’attention des praticiens et des administrateurs.

Le rapport comporte enfin six recommandations dont je ne reprends pas ici le détail, mais qui tournent essentiellement autour du thème de la RSE. Il est notamment recommandé d’inciter les grandes entreprises à se doter d’un comité de parties prenantes, ainsi que de développer les critères RSE dans les dispositifs de rémunération des dirigeants.

Vers une modification concrète du droit des entreprises ?

Le travail accompli par les auteurs du rapport sera bien évidemment très utile dans les discussions des mois à venir qui vont conduire à l’élaboration et à l’adoption de la loi PACTE, au même titre que les initiatives parlementaires allant dans le même sens, comme la proposition de loi « Entreprise nouvelle et nouvelles gouvernances », déjà évoquée sur ce blog.

On sera d’accord avec les auteurs du rapport Notat-Senard sur le fait que « l’entreprise n’a pas d’existence en droit des sociétés » (p. 23). On peut même dire plus largement qu’aujourd’hui, l’entreprise n’est pas appréhendée en tant qu’objet global par le droit. Le droit des sociétés organise les relations entre les associés/actionnaires, entre ceux-ci et les dirigeants et les autres organes de la société, et dans une certaine mesure, il appréhende la situation des salariés et traite de la RSE. Le droit du travail traite quant à lui de la relation entre les salariés et leur employeur.

Les auteurs du rapport veulent faire entrer l’entreprise dans le droit, mais ils le font d’une manière qui entend concilier les différents intérêts concernés (associés/actionnaires, salariés et autres parties prenantes), mais qui entend dans le même temps éviter l’instrumentalisation de l’entreprise par ces parties prenantes.

Les modifications proposées touchent à des textes fondamentaux sur les sociétés (articles 1832 et 1833 du Code civil), mais sans créer, au sein du Code civil ou du Code de commerce un statut général de l’entreprise. Or, celle-ci n’est pas toujours aussi complexe que cela, et elle peut reposer sur une seule personne physique ou sur plusieurs personnes sans pour autant donner naissance à une personne morale, contrairement à ce que semblent penser les auteurs du rapport qui considèrent que l’emploi du mot « affecter » par l’article 1832 du Code civil implique que la société ait un patrimoine propre distinct de celui des associés (p. 44). Le rapport parle de l’entreprise, mais c’est souvent d’une entreprise de grande dimension, exploitée par une société à conseil d’administration, qu’il est en réalité question.

C’est peut-être cette théorie générale de l’entreprise, détachée du droit des sociétés, que l’on aurait souhaité trouver dans le rapport.

Ajoutons que la « raison d’être » demeure assez évanescente, puisqu’elle serait un « futur désirable pour le collectif » (p. 42). On croit comprendre qu’il s’agirait d’étendre à la communauté de l’entreprise (salariés, éventuellement parties prenantes) quelque chose qui ressemblerait à l’affectio societatis (p. 49), en recourant à une formule, comparable à la devise d’un Etat, indication qui figurerait donc dans les statuts mais n’aurait pas forcément d’effets juridiques précis…

En conclusion très provisoire, il ne serait pas absurde de réfléchir à l’introduction dans nos textes d’un statut général de l’entreprise, applicable à toute entreprise quelle qu’en soit la taille, et d’identifier davantage ce que l’on entend mettre dans cette notion de raison d’être – qu’on aurait soit dit en passant été tenté d’appeler « raison sociale » (mais l’expression désigne autre chose, une dénomination sociale incluant les noms de tous les associés ou de certains d’entre eux).

Bruno DONDERO

11 Commentaires

Classé dans Droit des entreprises, Droit des sociétés, Uncategorized