Archives mensuelles : décembre 2013

Justine Sacco, ou de la nécessité d’une éducation à internet

 

L’histoire de Justine Sacco, telle qu’elle est rapportée aujourd’hui par une infinité de journaux papier ou en ligne, et de sites internet en général, est – en admettant qu’elle soit réelle ! – un véritable cas d’école. En substance, cette personne occupait la fonction de directrice de la communication d’une société américaine du secteur des médias. Avant de prendre l’avion pour se rendre en Afrique du Sud, elle rédige et diffuse un message sur twitter comportant un propos doublement raciste (à peu près « je vais en Afrique ; j’espère ne pas attraper le SIDA ; je plaisante, je suis blanche »). Pendant le temps que dure le vol, son message est relayé à d’innombrables reprises sur internet, et le fait qu’elle supprime ledit message puis son compte twitter peu après  ne ralentit pas la propagation des commentaires choqués et/ou très agressifs. Au final, et en dépit d’excuses publiques, elle est licenciée par son employeur et on l’imagine durablement traumatisée. Gageons qu’elle réfléchira désormais longuement avant d’appuyer sur la touche « tweet », « post » ou autre « envoyer »…

 

Le message diffusé était bien entendu inadmissible, et diffuser publiquement des propos racistes est un délit pour le droit français, si l’on veut adopter un point de vue de juriste pour commencer. Si le juge pénal français était saisi, il pourrait estimer que Mme Sacco s’est rendue coupable du délit consistant à provoquer publiquement à la discrimination d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation ou une race. Ces faits sont sanctionnés d’une peine d’un an d’emprisonnement et/ou de 45.000 euros d’amende, aux termes de notre loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881. Cette loi est ancienne, mais elle a été modifiée à de nombreuses reprises, et elle appréhende clairement la diffusion par voie électronique.

 

Au-delà du traitement pénal du tweet raciste de Mme Sacco, on doit surtout s’étonner de notre situation actuelle : nous vivons tous à l’heure d’internet et nous utilisons massivement les mails et les réseaux sociaux sans que la plupart d’entre nous aient été réellement éduqués en ce domaine ! Mme Sacco aura appris dans la douleur qu’un tweet peut avoir des conséquences ravageuses. La leçon prolongera ses effets dans le temps, d’ailleurs, car dans quelques années, cette personne risque de continuer à trouver des références à cette déplorable affaire lorsqu’elle entrera son nom dans un moteur de recherche. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’elle ne trouve que cela, sauf à avoir fait appel à une de ces entreprises qui restaurent votre « e-réputation » en s’assurant que ce ne sont que des résultats positifs qui apparaissent en premier en cas de recherche sur internet et en « enfouissant » ‘c’est le terme qu’utilisent ces professionnels) les résultats que l’on veut voir disparaître.

 

La mésaventure de Mme Sacco est d’une dureté exceptionnelle, si l’on y pense. Elle a perdu son emploi et sans doute une grande partie de ses perspectives professionnelles pour quelque temps, à moins de travailler sous une autre identité. Elle n’est cependant pas la seule à vivre ce genre de catastrophe, même si la concernant, cela a pris une ampleur planétaire. Les mésaventures causées quotidiennement par la mauvaise utilisation d’internet sont variées. Chacun ou presque a expérimenté, comme émetteur ou comme destinataire, le mail mal adressé. L’utilisation massive de Facebook et des autres sites sur lesquels on peut diffuser des photos causera ces prochaines années – et cause déjà – des déconvenues aux personnes apparaissant dans un contexte de fête, d’alcool, etc. Les propos tenus sur un site dans une discussion avec une personne, et qui sont en réalité accessibles à tous, constituent encore une autre hypothèse d’utilisation dommageable d’internet.

 

Alors, que faire ? Faut-il renoncer à internet, de peur de diffuser des informations ou des messages qui vont tourner à notre désavantage un jour ou l’autre ? A notre époque, cela est à peu près impensable, sauf à accepter de se priver d’un outil de communication extraordinaire. Ou ne suffirait-il pas d’éduquer nos concitoyens, quel que soit leur âge, à l’utilisation du net, en les informant de quelques-unes des règles fondamentales applicable à cet outil ? Avant tout, leur faire savoir que la liberté d’expression n’est pas absolue. Les propos injurieux, diffamatoires (imputant à tort à une personne un comportement contraire à l’honneur) ou racistes engagent la responsabilité pénale mais aussi civile de leur auteur, et peuvent l’exposer à de lourds dommages-intérêts. Il faudrait aussi informer les utilisateurs sur le fait qu’il est très difficile de faire disparaître les écrits mis en ligne. Que celui qui se prépare à mettre en ligne un commentaire sur son blog ou sur un autre site s’imagine un instant que juridiquement, il est dans la même situation que s’il adressait un texte signé à un journal, qui va le publier… à la différence que cela sera beaucoup plus rapide et que la diffusion de données mises en ligne peut se faire vertigineusement vite ! On parle des digital natives pour désigner ceux qui sont nés à l’heure de l’internet, un clavier ou une tablette entre les mains, en somme. Nous sommes également tous des digital victims potentielles, car nous pourrions être victimes, comme Justine Sacco, de notre utilisation maladroite d’internet !

 

Bruno DONDERO

Professeur de droit

Université Paris 1 (Panthéon – Sorbonne)

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Pas (encore) de changement du délai d’opposition à la dissolution-confusion !

 

Pas (encore) de changement du délai d’opposition à la dissolution-confusion !

 

Ce n’est pas le passage le plus frappant de la décision du Conseil Constitutionnel du 4 décembre 2013 (n° 2013-679 DC), qui censure partiellement le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière (LFFGDEF), dont on rappellera qu’il avait été adopté après mise en œuvre par le Parlement d’une procédure accélérée.

 

L’article 1844-5 du Code civil traite des sociétés unipersonnelles, et il prévoit que lorsque l’associé unique est une personne morale (cas de la société mère et de sa filiale à 100%), la dissolution de la société entraîne transmission universelle du patrimoine (TUP) à l’associé unique. Cette TUP intervient, avec la disparition de la personnalité morale de la société unipersonnelle, uniquement lorsque les créanciers des sociétés concernées – essentiellement ceux de la société qui va disparaître – ont eu l’occasion de faire opposition, c’est-à-dire de saisir un juge pour demander le remboursement de leurs créances ou la constitution de garanties, s’ils estiment que leur situation se trouve menacée du fait de la dissolution. Les créanciers font rarement opposition, mais dans tous les cas, la TUP ne peut intervenir qu’à l’expiration du délai d’opposition.

 

Celui-ci est actuellement de trente jours à compter de la publication de la décision de dissolution dans un journal habilité à recevoir les annonces légales (art. 8 du décret n° 78-704 du 3 juil. 1978).

 

Le projet de loi LFFGDEF comporte un article 29 qui prévoyait de passer ce délai de trente jours à soixante jours.

 

Cette mesure est censurée par le Conseil constitutionnel pour avoir été adoptée selon une procédure contraire à l’article 45 de la Constitution. Précisément, l’article « ne présente pas de lien, même indirect, avec les dispositions qui figuraient dans le projet de loi » (considérant 81).

 

Les praticiens seront rassurés. Beaucoup d’opérations de dissolution-confusion interviennent en fin d’année, et leurs organisateurs comptent sur une TUP intervenant avant le début d’un nouvel exercice. Or, allonger de trente jours le délai aurait pu conduire à prolonger jusqu’en 2014 la vie de sociétés dissoutes mais non encore disparues. Cela aurait été gênant, et aurait reproduit les difficultés suscitées à la fin de l’année 2011 par le décret du 9 novembre 2011 qui était venu remplacer la publicité des projets de fusion, scission et apport partiel d’actif (à partir de laquelle démarrait le délai d’opposition des créanciers) dans un journal d’annonces légales par un avis inséré au Bulletin officiel des annonces civiles et commerciales. Ce changement rendait les délais de publicité plus difficiles à maîtriser et menaçait les opérations en cours.

 

Le modus operandi du projet de loi LFFGDEF est différent, puisqu’il y avait cette fois-ci allongement du délai d’opposition. Se posait la question de l’application de ce délai aux opérations où la dissolution était déjà intervenue, et où le délai était en cours d’acquisition. L’article 2222 du Code civil dispose qu’en cas d’allongement du délai d’une prescription, le nouveau délai se substitue au délai en cours d’acquisition. Mais le délai de l’article 1844-5 n’est vraisemblablement pas un délai de prescription stricto sensu

 

En toute hypothèse, la question ne se pose pas (pas cette année, du moins !), puisque l’article 1844-5 demeure inchangé.

 

 

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Les amendes applicables aux personnes morales ne vont pas s’envoler !

La décision du Conseil Constitutionnel du 4 décembre 2013 (n° 2013-679 DC) vient de censurer partiellement le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, qui avait été adoptée après mise en œuvre par le Parlement d’une procédure accélérée. Une seconde décision du même jour (n° 2013-680 DC) se prononce sur la loi organique relative au Procureur de la République financier.

 

On retiendra surtout de la décision de censure que la modification du Code pénal qui était prévue en matière de responsabilité pénale des personnes morales est jugée inconstitutionnelle. Bien que la loi porte un nom très spécifique, la mesure prévue, si elle avait été adoptée, aurait eu un impact sur un certain nombre d’infractions dont il n’est pas certain qu’elles relèvent toutes de la « grande délinquance économique et financière ».

 

La responsabilité pénale des personnes morales permet depuis une vingtaine d’années d’infliger des sanctions pénales, et notamment des amendes, aux sociétés, associations, syndicats, etc., lorsque leurs organes ou représentants commettent des infractions pour leur compte. Le Code pénal prévoit que les amendes prévues pour les personnes physiques sont portées au quintuple pour les personnes morales. Par exemple, une escroquerie commise par une personne physique est punie de 5 ans d’emprisonnement et 375.000 euros d’amende, et 10 ans et 1 million d’euros lorsque l’escroquerie est faite en bande organisée. On ne peut mettre une personne morale en prison, mais les 375.000 euros deviennent 1.875.000 euros en cas d’escroquerie simple, et 5 millions en cas de bande organisée, si l’escroquerie est faite pour le compte d’une personne morale. D’autres sanctions sont prévues pour les personnes morales, comme la dissolution ou la fermeture d’un établissement.

 

C’est à la peine d’amende frappant les personnes morales que le projet de loi s’intéressait. Il était prévu que pour tous les crimes et pour les délits punis d’au moins 5 ans d’emprisonnement et ayant procuré un profit direct ou indirect (par ex. l’escroquerie), le montant maximum de l’amende aurait été égal au dixième du chiffre d’affaires moyen annuel de la personne morale prévenue (calculé sur les 3 derniers C.A. annuels, et le dixième devenait le cinquième dans certains cas). On retenait une solution qui est appliquée en droit de la concurrence, l’Autorité de la concurrence pouvant prononcer des sanctions dont le montant maximum est de 10% du chiffre d’affaires mondial.

 

Retenir cette solution comme le législateur voulait le faire aurait pu donner lieu à des situations étonnantes. Imaginons que le dirigeant d’une grande société commette pour son compte un fait isolé qualifié d’escroquerie (il fait croire à un client qu’un produit fabriqué par la société lui procurera un avantage en réalité impossible à atteindre), ne causant qu’un préjudice minime à la victime, mais enrichissant tout de même un petit peu la société. Cette société se serait alors trouvée exposée à une amende dont le montant aurait pu aller jusqu’à 10% de son chiffre d’affaires annuel ! Le projet de loi n’indiquait d’ailleurs pas si c’était le C.A. mondial… En toute hypothèse, pour les grandes sociétés, on aurait donc eu des amendes se comptant en millions d’euros, indépendamment de la gravité de l’infraction et de l’enrichissement procuré, mais uniquement en fonction de l’importance de l’activité de la société pour le compte de laquelle l’infraction est commise.

 

Le Conseil constitutionnel juge que le critère retenu est susceptible de revêtir un caractère manifestement disproportionné avec la gravité de l’infraction constatée. Notons tout de même que c’est un maximum qui aurait été ainsi prévu par le Code pénal, que le juge aurait pu abaisser, mais cela n’a pas empêché la censure du projet de loi sur ce point.

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