Au cours des travaux relatifs au projet de loi PACTE, il avait été suggéré de consacrer dans la loi une règle qui a été créée par la jurisprudence, et qui est relative à la responsabilité des dirigeants de société qui participent à un organe collégial, comme un conseil d’administration ou un directoire (ce sont les seuls visés par la Cour de cassation dans l’arrêt Crédit martiniquais). Cette consécration d’une solution jurisprudentielle n’a pour le moment pas été faite par le Parlement, puisque l’amendement qui y procédait a été rejeté en commission.

« Bonjour, c’est la Cour de cassation, je suis venue en vélo! »
La solution de l’arrêt Crédit martiniquais.
Cet arrêt a été rendu par la Chambre commerciale le 30 mars 2010, et il a été publié aux deux Bulletins de la Cour, mis en ligne sur son site internet et mentionné dans son Rapport annuel, ce qui constitue la diffusion maximum.
L’arrêt formule la solution suivante (je souligne):
Mais attendu, en premier lieu, que commet une faute individuelle chacun des membres du conseil d’administration ou du directoire d’une société anonyme qui, par son action ou son abstention, participe à la prise d’une décision fautive de cet organe, sauf à démontrer qu’il s’est comporté en administrateur prudent et diligent, notamment en s’opposant à cette décision ; que l’arrêt relève que le conseil d’administration du Crédit martiniquais a arrêté les comptes infidèles de l’exercice 1996 résultant notamment de l’insuffisance de provisionnement de 800.000.000 francs (121.959.213,79 euros), masquant ainsi l’apparition en comptabilité des difficultés de l’établissement ; que, de ces seuls motifs, sans avoir à procéder à une recherche inopérante, dès lors qu’aucun de ceux qui étaient administrateurs à cette date n’a établi ni même allégué s’être opposé personnellement à cet arrêté des comptes, la cour d’appel a pu déduire la volonté de dissimulation de chacun des membres du conseil d’administration et a exactement retenu que le point de départ de la prescription triennale de l’action en responsabilité à leur encontre devait être fixé à la date de la révélation du fait dommageable ;
La solution peut sembler sévère: si vous êtes administrateur et que le conseil d’administration prend une décision fautive, vous êtes présumé avoir commis individuellement une faute, sauf à pouvoir montrer que vous avez eu un comportement d’administrateur prudent et diligent, notamment en vous opposant à la décision.
Mais cela me semble une solution juste, en termes de charge de la preuve.
Si vous êtes la victime d’une décision fautive d’un conseil d’administration: vous devez démontrer que le conseil en question a (1) adopté une décision et (2) que cette décision est constitutive d’une faute et (3) que cette faute est séparable des fonctions des administrateurs (à défaut de quoi vous ne pouvez rechercher que la responsabilité de la société elle-même, pas des administrateurs individuellement). Si vous ne bénéficiez pas de la solution Crédit martiniquais, il vous faut ensuite établir que (4) l’administrateur x était présent lors de la prise de la décision et que (5) l’administrateur x a contribué par son vote à la prise de la décision. Cela suppose d’accéder aux procès-verbaux du conseil d’administration qui ne sont pas publics et ne sont même pas accessibles aux actionnaires de manière automatique. Il n’est d’ailleurs pas sûr que les PV indiquent qui a voté pour et qui a voté contre la décision fautive.
Si vous êtes administrateur, la solution Crédit martiniquais vous oblige à conserver la preuve de votre opposition à la décision fautive du conseil, ce qui n’est pas une mauvaise chose. Face à la victime qui a déjà prouvé que le conseil d’administration avait commis une faute en prenant une décision, vous ne pouvez plus vous abriter derrière la « preuve diabolique » imposée à la victime, consistant à établir que vous avez voté ce jour-là pour la décision fautive.
L’amendement n° 1259.
Un amendement avait été déposé, qui tendait à modifier le Code de commerce pour y intégrer la solution de l’arrêt Crédit martiniquais.
L’article L. 225‑251 du Code de commerce est complété par un nouvel alinéa ainsi rédigé :
« Lorsque l’action ou l’abstention d’un ou plusieurs administrateurs a entraîné l’adoption d’une décision reconnue fautive du conseil d’administration, la faute individuelle est présumée. Les administrateurs dont la responsabilité est mise en cause peuvent apporter, par tout moyen et en respectant, le cas échéant, l’obligation de discrétion prévue à l’alinéa 5 de l’article L. 225‑37 du Code de commerce, la preuve de leur prudence et de leur diligence lors de la prise de décision. »
Le rejet de l’amendement.
Pendant la discussion en commission, l’amendement n° 1259 a été rejeté, après une brève discussion, et trois arguments lui sont opposés:
La commission examine ensuite l’amendement CS1259 de Mme Isabelle Florennes.
Mme Isabelle Florennes. Cet amendement porte sur la responsabilité civile des membres du conseil d’administration et du directoire d’une société anonyme. La jurisprudence de la Cour de cassation, plus précisément l’arrêt de 2010 dit du Crédit martiniquais, établissait une véritable présomption de responsabilité pour les administrateurs ou membres du directoire quand leur action ou leur abstention a concouru à l’adoption d’une décision fautive. Cet amendement vise à compléter le mandat d’administrateur en lui adossant une responsabilité nouvelle : ce dernier est tenu de créer les conditions d’une prise de décision éclairée en faisant preuve de prudence et de diligence.
M. Roland Lescure, rapporteur général. Nous comprenons vos intentions, Madame Florennes, mais nous nous devons de souligner les problèmes juridiques que soulève votre amendement.
Tout d’abord, il crée une présomption de faute qui empiète manifestement sur le pouvoir d’appréciation et de décision du juge en cas de contentieux.
Ensuite, il renverse la charge de la preuve, puisque le présumé fautif devrait démontrer qu’il ne l’est pas alors que c’est au requérant qui intente l’action qu’il revient de démontrer qu’il l’est. En matière de responsabilité, une telle présomption est rarement prévue par la loi et elle n’est pas suffisamment motivée dans cet amendement pour justifier une telle extension. Je vous demanderai donc de bien vouloir retirer votre amendement.
M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances. Même avis que le rapporteur général.
Je vous invite, Madame Florennes, à vous rapprocher du ministère de la justice qui mène une réforme de la responsabilité civile.
Mme Isabelle Florennes. Nous allons prendre en compte vos objections et retravailler notre amendement.
L’amendement est retiré.
1er argument. L’amendement créerait une présomption de faute, empiétant sur le pouvoir du juge, mais ce n’est pas le cas. L’amendement ne porte que sur la preuve de l’implication de l’administrateur dans une décision dont le juge aura préalablement apprécié le caractère fautif.
2ème argument. L’amendement inverserait la charge de la preuve, ce qui n’est pas faux, mais l’argument passe encore sous silence le fait que la victime a déjà rapporté par hypothèse la preuve que le conseil d’administration a pris une décision fautive. La présomption créée par l’amendement ne porte que sur la participation d’un administrateur à la décision en question, pas sur la preuve de la faute.
3ème argument. Une réforme de la responsabilité civile se prépare, qui serait mieux à même d’accueillir cette évolution de la responsabilité des dirigeants. L’argument peut s’entendre, car la situation des conseils d’administration n’est pas la seule dans laquelle une telle présomption pourrait être mise en place. Mais la loi PACTE pouvait aussi accueillir cette première évolution du droit de la preuve.
Je me permettrais d’ajouter trois observations, sous forme de contre-arguments:
1er contre-argument. Il n’est pas question de créer une présomption de faute, mais une présomption de participation à une décision du conseil d’administration qui a été par ailleurs reconnue comme constitutive d’une faute.
2ème contre-argument. L’administrateur est le mieux à même de se ménager la preuve de sa non-participation à la décision du conseil d’administration ou de son opposition à celle-ci. Il n’est donc pas absurde de lui laisser la charge de cette preuve, plutôt que d’imposer à la victime cette deuxième étape de la preuve, après celle de la faute du conseil d’administration dans son ensemble.
3ème contre-argument. On n’alourdit pas la responsabilité des dirigeants de nos entreprises en consacrant dans la loi une solution qui existe déjà en droit positif. On améliore au contraire la lisibilité de notre droit et donc la sécurité juridique en « montant » dans la loi les solutions élaborées par la jurisprudence.
Affaire à suivre lors de la discussion du projet de loi devant l’Assemblée en séance publique, à partir du 25 septembre.
Bruno DONDERO