Comment parler de la jurisprudence que l’on n’a pas lue ?

Un avocat de Grenoble a été récemment radié pour avoir rédigé de fausses décisions de justice, décisions qui devaient fonder la demande d’indemnisation faite par le client de cet avocat à son assureur.

Si cette affaire n’est pas banale (et heureusement), le subterfuge employé par l’avocat était relativement simple. L’avocat avait imaginé ce moyen rudimentaire pour améliorer la situation de son client, et qui exerce le métier d’avocat lit suffisamment de décisions de justice pour pouvoir confectionner des décisions qui ont l’air authentique.

On pourrait parler d’escroquerie au jugement.

Mais pour une décision de justice faite de toutes pièces par un avocat et qui est repérée comme telle, se pourrait-il qu’il en existe en réalité de nombreuses autres qui ne sont pas identifiées comme étant de fausses pièces ?

Il faut cependant distinguer les différentes utilisations que l’on peut faire des décisions de justice et des solutions qu’elles expriment, c’est-à-dire de la jurisprudence.

A quoi sert la jurisprudence ?

Dans l’affaire de l’avocat grenoblois, la décision de justice inventée occupait une place centrale, puisqu’elle fondait semble-t-il à elle seule le droit du client de l’avocat à obtenir une somme d’argent de son assureur.

Mais les avocats se servent aussi des décisions de justice de manière moins « immédiate ». On sait que même si la jurisprudence n’est pas officiellement reconnue comme une source de droit, elle joue ce rôle en pratique. Lorsqu’un avocat rédige une assignation ou des conclusions, destinées à convaincre un juge, il cite fréquemment de la jurisprudence, c’est-à-dire des décisions de justice, émanant de la Cour de cassation ou des autres juridictions. En citant des décisions qui affirment une solution donnée, l’avocat espère convaincre les juges qui le lisent de statuer dans le même sens.

Ne se pourrait-il alors que des avocats citent des décisions de justice qui emporteront la conviction des juges… mais que ces décisions aient été créées pour les besoins de la cause ?

Imaginons l’avocat d’un client A qui veut obtenir la condamnation de la partie adverse B dans une situation donnée, mais qui a conscience que son client A ne devrait normalement pas arriver à ses fins. Ce pourrait être une action en garantie exercée par l’acheteur A contre le vendeur B, mais alors que l’une des conditions légales de l’action n’est pas remplie. La situation du client A serait grandement améliorée si son avocat pouvait produire une décision de justice affirmant que la garantie peut jouer même lorsque manque l’une des conditions légales. Si l’affaire a des enjeux très importants, n’est-il pas tentant de demander à un stagiaire zélé de trouver la décision rêvée, quelle que soit la manière dont il parvient à mettre la main sur ce graal judiciaire ?

Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de rédiger une fausse décision en entier. Il est possible de simplement y faire référence dans ses écritures en mettant des sources inexactes (une référence au Dalloz 1948, jur., p. 366 et une note d’un professeur de l’époque, pour faire plus vrai), un lien vers le site Légifrance qui ne fonctionnera pas, ou qui renverra vers une autre décision. Si l’avocat de la partie adverse est vigilant, il demandera à son contradicteur où il a trouvé la décision en question. Mais il sera toujours temps pour le faussaire de plaider l’erreur de bonne foi, au moins lorsqu’il aura simplement cité une décision de manière erronée, ou bien d’accuser son stagiaire !

Une pratique largement répandue ?

Il y a quelques années, Pierre Bayard écrivait un ouvrage intitulé « Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? », et qui reposait entre autre sur l’idée que chaque lecteur se fait sa propre idée du livre qu’il lit, et que l’on peut finalement parler assez librement de tout livre, y compris de celui que l’on n’a pas lu, dès lors que notre interlocuteur, quand bien même il aurait véritablement lu le livre en question, en aura une idée personnelle, nécessairement différente de la nôtre.

On pourrait dire de même que l’on peut parler de la jurisprudence que l’on n’a pas lue !

Ou plus exactement, de la jurisprudence que l’on n’a pas envie de bien lire.

Les arrêts de la Cour de cassation sont comme on le sait sujets à interprétation, parce que la manière dont ils sont rédigés est souvent peu explicite et laisse par conséquent la place à des lectures divergentes. Récemment, la Cour de cassation a certes manifesté un changement dans sa manière de rédiger ses arrêts, mais seule une fraction très réduite de ses décisions est concernée.

Dès lors que l’on peut interpréter la plupart des décisions de justice, il est possible que chacun en ait sa propre lecture, et que tel plaideur fasse dire à une décision de justice des choses très différentes de tel autre plaideur.

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« Cet arrêt dit que j’ai raison et que vous avez tort ! » – « Oui, c’est bien cela, il dit que J’AI raison et que VOUS avez tort !! »

Finalement, au-delà du fait rarissime du « faux jurisprudentiel », c’est-à-dire de la décision créée de toutes pièces, il est une pratique beaucoup plus fréquente d’embellissement de la jurisprudence ou simplement de citation approximative : un plaideur peut affirmer une solution en droit et citer pour la fonder une ou plusieurs décisions de justice. Affirment-elles précisément cette solution ? Ou bien faut-il simplement voir une analogie entre la solution et les décisions citées, qui ne sont alors que  « dans le même sens » ?

Le côté positif des choses

On peut se dire que l’on n’est peu protégé si la justice, en plus d’être surchargée, est au surplus induite en erreur par la production de références jurisprudentielles fictives.

Mais si l’on veut voir les choses de manière plus positive, il faut se dire que tant l’histoire de l’avocat grenoblois que la pratique d’embellissement de la jurisprudence doivent inciter avocats et juristes d’entreprise à rester vigilants lorsque de la jurisprudence est invoquée contre eux.

Lorsque notre adversaire cite un arrêt de la Cour de cassation pour fonder la thèse qu’il veut voir triompher, il est toujours bon d’aller vérifier que cet arrêt – s’il existe vraiment ! – dit bien ce que notre adversaire prétend lui faire dire.

Bruno DONDERO

3 Commentaires

Classé dans Actualité juridique, avocat, Justice, Uncategorized

3 réponses à “Comment parler de la jurisprudence que l’on n’a pas lue ?

  1. SOME

    Merci au Professeur Donderot de partager avec nous cette information de la plus haute importance qui révèle un pan des pratiques peu orthodoxes de ces conseils qui en plus de n’avoir aucun égard pour la conscience professionnelle tente d’induire la justice en erreur. il est vrai qu’une telle situation pousse à s’interroger sur la véracité des décisions de justice invoquées à l’appui des prétentions devant les juridictions et à plus de vigilance de la part des gens de justice.

  2. cottinstef

    D’où l’intérêt d’un identifiant unique et pérenne pour la jurisprudence (et incidemment la présence de professionnels de la documentation juridique à proximité de tous les juristes pour assurer le contrôle qualité de leurs écrits)

    Voir sur le Redbook §160 – 161 (https://goo.gl/R925VN ) les nombreux cas de mauvaises références dans la jurisprudence américaine et les peines encourues, dont un cas de suspension de 6 mois pour un avocat indélicat (In re Shepperson, 674 A.2d 1273 https://goo.gl/EjsaOg )
    (pour de nombreux autres cas similaires, voir l’article d’Almas Khan qui les présente avec humour : Khan, Almas, Opening Class with Panache, Professionalism Pointers, and a Pinch of Humor (May 22, 2012). Perspectives: Teaching Legal Research & Writing, Vol. 20, Nos. 2 & 3, p. 117, 2012. Available at SSRN: http://ssrn.com/abstract=2064864 )

  3. H.A

    Cette affaire est finalement source d’apprentissage pour chacun d’entre nous… mais reste néanmoins surprenante – si ce n’est choquante. Il faut un sacré culot pour « inventer la jurisprudence ».

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