Archives quotidiennes : février 10, 2017

Défense Fillon: juridiquement solide, mais politiquement erronée ?

Depuis que la presse égrène les informations relatives à François Fillon / aux contrats de ses proches / à ses activités de conseil, et que M. Fillon et ses avocats répondent par des conférences de presse, ce qui donne lieu à de nombreux commentaires, les Français découvrent de redoutables questions juridiques.

Ainsi, il existe un parquet national financier, et sa compétence pourrait être discutée dans cette affaire. La séparation des pouvoirs pourrait faire obstacle à tout contrôle sur l’emploi par un député des « crédits collaborateur », mais cela peut être discuté. Un parlementaire en fonction peut exercer des activités de conseil au profit de clients privés… mais il ne faut pas que cela le place en situation de conflit d’intérêts.

Ce cours accéléré et pratique de droit pénal / procédure pénal / droit parlementaire / droit constitutionnel / droit du travail est certainement passionnant.

Il est dommage qu’il ait lieu à un moment où le débat devrait être politique, et qu’il rende en partie inaudible le discours d’un candidat qui a été élu à la suite d’une primaire ayant mobilisé des millions de votants.

La défense de M. Fillon et de ses avocats est juridiquement solide. Elle est solide, car les différents points évoqués par ses avocats lors de la conférence de presse tenue jeudi 9 février apparaissent fondés. Cela ne veut pas dire que tout débat est écarté, et que le PNF doive nécessairement rendre les armes immédiatement.

Mais une réponse juridiquement fondée n’est peut-être pas la meilleure réponse à faire du point de vue politique.

Si on laisse de côté les questions de violation du secret et de séparation des pouvoirs pour se concentrer sur la compétence du PNF, cela donne:

  1. Le PNF serait incompétent: POSSIBLE

Il existe un article 705 du Code de procédure pénale qui liste les infractions pour lesquelles le PNF est compétent. Parmi celles-ci figure le délit de détournement de fonds publics (ou privés remis pour l’exercice d’une mission donnée) visé par l’art. 432-15 du Code pénal.

Problème: ce texte ne vise que des personnes ayant une qualité particulière: « personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l’un de ses subordonnés ». Un député ne serait pas inclus dans cette liste.

Et il est vrai que d’autres textes vont mentionner le titulaire d’un mandat électif, ce que ne fait pas l’article précité.

Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a pas d’infraction si un député rémunère sciemment son épouse à ne rien faire… si le caractère fictif de l’emploi est établi. Il pourrait y avoir abus de confiance.

Mais le délit d’abus de confiance n’est pas de ceux pour lesquels le PNF a compétence.

Le délit de recel d’abus de biens sociaux (la collaboration avec la Revue des deux mondes) tomberait aussi, puisque le PNF n’a pas compétence pour l’ABS ou le recel d’ABS. Sa compétence tenait cependant à la connexité avec le détournement de fonds publics. Mais si ce délit ne peut viser un parlementaire…

2. Les conséquences d’une incompétence du PNF:  JURIDIQUEMENT INCERTAINES

Si le PNF était incompétent, il devrait se dessaisir au profit du parquet de droit commun.

Soit. Il ne serait cependant pas exclu que les éléments d’information rassemblés soient tout de même utilisés par la suite, comme cela a été bien expliqué par mon collègue Didier Rebut.

3. Les effets de la défense adoptée: POLITIQUEMENT MAUVAIS

On peut continuer à faire du droit pendant des mois, voire des années.

Des juges seront saisis. Ils diront s’il y a eu diffamation, violation du secret de l’instruction/enquête, si les informations recueillies par le PNF sont exploitables, si un parlementaire peut commettre le délit de détournement de fonds publics, etc.

L’élection présidentielle sera passée depuis longtemps, et un candidat aura été rendu inaudible par la « révélation » d’informations survenue au plus mauvais moment.

Plutôt que de contester la compétence du PNF et de prétendre échapper à tout contrôle au nom de la séparation des pouvoirs, n’était-il pas plus simple de faire parler publiquement un grand témoin pour attester de l’existence d’un contrat de travail effectif ? Ou mieux: ne pouvait-on demander à la bénéficiaire du contrat de travail de déclarer publiquement qu’elle avait une activité, si c’était le cas ? Cela aurait pu et dû être fait très rapidement.

Certes, il y a peut-être une impossibilité juridique pour l’autorité judiciaire de contrôler l’emploi des « crédits collaborateurs » par le député. Et encore, il apparaît que cela peut être discuté.  

Mais se défendre en disant « ceux qui enquêtent n’ont pas le droit de le faire » n’est pas politiquement la meilleure défense, surtout quand les délais sont aussi serrés…

Il est regrettable que ces informations « sortent » maintenant. Elles sont là, notre pays a une décision politique à prendre. Il doit la prendre sans que la prise de décision soit perturbée par ce type d’embrouillamini juridico-médiatique. Si le candidat Fillon a commis un délit ou pense avoir commis un délit, qu’il se retire. Sinon, que le débat redevienne politique et c’est tout. L’idée d’un devoir de réserve dans la période précédant immédiatement une grande élection pourrait, avec toutes les précautions requises, être étudiée.

L’étape suivante d’une défense juridiquement fondée mais politiquement erronée pourrait consister à invoquer la prescription, sans doute acquise. Il n’est pas en effet pas sûr que la « révélation » puisse être datée aux articles parus en 2017 dans le Canard enchaîné…

Bruno DONDERO

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La justice prédictive

On parle de plus en plus de « justice prédictive », ce qui désigne non la justice elle-même (« M. le Juge, que pouvez-vous me dire de mon avenir judiciaire ? », « Eh bien, je vois une longue période passée au même endroit, et une dépense importante », « Ah… ») mais des instruments d’analyse de la jurisprudence et des écritures des parties, instruments qui permettraient de prédire les décisions à venir dans des litiges similaires à ceux analysés, c’est-à-dire d’identifier quelle solution sera donnée à un litige X par un juge Y, soit au vu des données du litige X, soit par une analyse des écritures des parties (ce n’est pas de graphologie qu’il est question mais d’analyse textuelle, comme on le verra un peu plus loin !).

En France, les entreprises qui proposent ce type d’instruments sont les sociétés Case Law Analytics et Predictice. Aux Etats-Unis, un acteur de ce secteur est la société Lex Machina.

 On peut se dire que prédire les décisions de justice est depuis toujours l’objectif de tout avocat et de tout universitaire consultant. Qui se tourne vers l’un ou l’autre de ces acteurs attend d’eux, avec plus ou moins d’espoir, une prescience de la jurisprudence. A un niveau plus personnel, le « profilage » des juges est fait depuis toujours par les avocats. La pratique américaine de la sélection des membres des jurys, popularisée par le cinéma et la littérature, rejoint les tentatives de forum shopping des avocats de par le monde. Mais la justice prédictive ne repose pas tant sur le « nez » d’un praticien du droit que sur des instruments d’analyse différents, statistiques ou d’exploration du texte.

J’ai rédigé un article sur le sujet destiné à paraître au Recueil Dalloz dans les semaines à venir, mais il est intéressant de présenter déjà ce dont on parle.

 

L’utilisation la plus évidente pour les juristes : l’analyse statistique en fonction du contenu des décisions.

Pour faire de la justice prédictive, il faut avoir créé et alimenté une base de données jurisprudentielles (on l’appellera la BDJ).

La première utilisation possible de la BDJ, et la plus évidente pour les juristes, habitués à lire et analyser les décisions de justice, consiste à procéder à une analyse statistique des décisions qu’elle contient. Par exemple, si l’on introduit dans la BDJ toutes les décisions rendues en France en matière de contestation de son licenciement par un salarié, on aura le moyen de dire dans quelle proportion l’action a été accueillie ou rejetée, combien de dommages-intérêts ont pu être accordés en moyenne, quels ont été les indemnisations les plus élevées, et ainsi de suite.

La régularité observée pour tel ou tel résultat doit aussi mettre les utilisateurs de la BDJ en mesure de connaître les chances de succès de tel ou tel argument devant les tribunaux en général, ou pourquoi pas devant tel ou tel juge. La loi des grands nombres trouve ici à s’appliquer.

Il pourrait ainsi être révélé que telle formation du conseil de prud’hommes de telle ville a accordé des dommages-intérêts dans 63% des cas dans lesquels elle a été saisie d’une demande reposant sur un licenciement discriminatoire. Des décisions analysées, on pourrait également déduire que la moyenne des dommages-intérêts accordés par les formations où siégeait le juge X était de 12.552 euros, ou que ces dommages-intérêts n’ont jamais dépassé 20.000 euros.

Des précisions devront être apportées, si l’on veut que ces données aient un sens et une utilité. Il faut par exemple savoir si la moyenne de dommages-intérêts doit tenir compte des cas dans lesquels la demande a été rejetée (et considérer alors que la somme des dommages-intérêts octroyés par la décision concernée est égale à zéro), ou si l’on ne prend en compte, pour établir la moyenne, que les décisions accordant effectivement une indemnisation au salarié.

D’autres utilisations : l’analyse textuelle.

Une autre utilisation de la BDJ passe par d’autres instruments d’analyse, comme les logiciels d’analyse sémantique, d’analyse textuelle. Une expérimentation a ainsi été menée par quatre chercheurs sur des décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme, à partir d’une analyse des mots employés par les juges et par les parties. Se fondant sur une base constituée de quelques centaines de décisions, portant sur trois articles de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, les auteurs de l’étude estiment parvenir à une prédiction exacte dans 79% des cas (N. Aletras, D. Tsarapatsanis, D. Preotiuc-Pietro et V. Lampos, Predicting judicial decisions of the European Court of Human Rights : a Natural Language Processing perspective, 24 oct. 2016, étude accessible sur https://peerj.com/articles/cs-93).

On peut considérer que ce résultat n’est pas satisfaisant, puisque le logiciel se trompe plus d’une fois sur cinq, mais on peut considérer que l’on dispose déjà d’un instrument complémentaire par rapport à l’analyse traditionnelle.

Une idée ancienne ?

L’idée d’une analyse statistique et probabiliste des décisions de justice n’est pas nouvelle (v. E. Barbin et Y. Marec, Les recherches sur la probabilité des jugements de Simon-Denis Poisson, in Histoire et Mesure, 1987, vol. 2, n° 2, p. 39).

L’informatique permet cependant d’aller très loin dans l’exploration et l’analyse des données – c’est à ce titre qu’on peut parler de « Big Data Judiciaire ». Dès 1963, un avocat américain, Reed C. Lawlor, décrivait déjà ce que les ordinateurs pouvaient faire pour les juristes, à une époque où l’informatique n’était bien sûr encore qu’embryonnaire (R. C. Lawlor, What computers can do : analysis and prediction of judicial decisions, American Bar Association Journal 1963, 49, p. 337).

Mais au-delà de la question des possibilités offertes par l’informatique, cet auteur donnait un point de vue qui demeure d’actualité, puisqu’il écrivait « There is no way that the law can avoid the scrutiny of science. If the lawyers and judges do not participate in this work, it will all be done by others ». Si les avocats et les juges ne participent pas au travail d’analyse scientifique – informatique précisément – ce sont d’autres qui le feront.

Un instrument en développement.

Plusieurs facteurs convergent actuellement pour favoriser l’émergence de la justice prédictive, sinon comme instrument immédiatement opérationnel, à tout le moins comme sujet d’étude digne d’intérêt pour les praticiens et les théoriciens du droit.

Un premier facteur est bien sûr celui de l’ouverture des données jurisprudentielles, mouvement dit de l’Open Data, concrétisé en France par la loi Lemaire. La loi pour une république numérique (n° 2016-1321 du 7 oct. 2016) a ajouté au Code de l’organisation judiciaire un art. L. 111-13 qui dispose notamment que « les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à la disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée des personnes concernées ».

D’autres facteurs sont technologiques : le développement de l’intelligence artificielle (IA), la capacité croissante à analyser des masses de données gigantesques (le Big Data).

Le dernier facteur est à la fois humain et plus général. Il tient au développement des nouveaux acteurs du droit connus sous le nom de start-ups juridiques ou LegalTech.

On l’aura compris, la question est passionnante et mérite un vrai débat.

Bruno DONDERO

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