L’usufruitier de parts sociales et les réserves de la société (Cass. com., 27 mai 2015, n° 14-16246, P+B+R+I)

Les parts sociales ou les actions d’une société peuvent faire l’objet d’un démembrement de propriété, ce qui conduit à une situation dans laquelle les droits et obligations de l’associé (droit de vote, droit aux bénéfices, notamment) sont réparties entre le nu-propriétaire et l’usufruitier.

Les textes généraux sur l’usufruit, figurant dans le Code civil, et les textes spéciaux du droit des sociétés ne fournissent pas toutes les réponses voulues quant à la répartition que les statuts ou la convention d’usufruit peut opérer. La jurisprudence a précisé que le nu-propriétaire avait la qualité d’associé, mais la même solution n’a jamais été affirmée pour l’usufruitier, ce qui permet de penser qu’il n’a pas la qualité d’associé. Il a cependant le droit d’exercer certaines des prérogatives de l’associé, précisément parce qu’il a un droit d’usage des parts sociales ou des actions.

L’arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 27 mai dernier, auquel la publication la plus large (les deux Bulletins, le site internet de la Cour, son rapport annuel) est réservée, apporte une précision importante, mais la décision n’est pas facile à lire.

Est-ce que ce sont des fruits pour l'usufruitier, ou verra-t-on naître un quasi-usufruit ?

Est-ce que ce sont des fruits pour l’usufruitier, ou verra-t-on naître un quasi-usufruit ?

Voyons ensemble la solution (I) puis apportons quelques commentaires (II).

I – La solution.

L’usufruitier des parts d’une société civile étant décédé, ses ayants droit avaient déposé une déclaration de succession rectificative faisant état d’un passif successoral, non pris en compte dans leur déclaration de succession initiale. Le passif que les héritiers entendaient voir pris en compte résultait d’une dette de restitution du défunt, qui avait bénéficié d’une distribution de réserves décidée par une assemblée. Le procès-verbal de l’assemblée mentionnait que, pour les parts sociales dont la propriété était démembrée, le nu-propriétaire aurait droit au dividende distribué mais que l’usufruitier exercerait son droit de quasi-usufruit sur le dividende distribué et que ce dividende lui serait donc payé.

Pour comprendre l’arrêt, il faut savoir ce qu’est le quasi-usufruit.

L’article 587 du Code civil dispose que « Si l’usufruit comprend des choses dont on ne peut faire usage sans les consommer, comme l’argent, les grains, les liqueurs, l’usufruitier a le droit de s’en servir, mais à la charge de rendre, à la fin de l’usufruit, soit des choses de même quantité et qualité soit leur valeur estimée à la date de la restitution ». Ainsi, lorsque l’usufruit porte sur des choses de genre consomptibles, l’usufruitier peut en disposer, mais à charge pour lui de rendre des choses identiques. Il a donc dans cette situation plus que ses prérogatives d’usage, puisque l’usufruitier se comporte alors comme un véritable propriétaire.

Pour notre cas, la question était donc la suivante : les dividendes perçus par l’usufruitier étaient-ils des fruits, auxquels il avait droit parce qu’il était usufruitier des parts de la société ? Ou bien les sommes reçues l’étaient-elles en vertu d’un quasi-usufruit, ce qui veut dire que, à côté de l’usufruit des parts sociales qui existait déjà, apparaîtrait un second usufruit sur les sommes d’argent reçu, mais qui serait un quasi-usufruit, et qui obligerait donc l’usufruitier à restituer les sommes reçues (ce qui n’est pas le cas du dividende, normalement, si c’est un fruit).

L’administration fiscale et la cour d’appel répondaient, sur le terrain du droit fiscal, que le quasi-usufruit avait une origine conventionnelle, ce qui avait une incidence sur la preuve de l’existence de la dette au regard de l’administration fiscale.

L’arrêt d’appel est cependant cassé pour violation de toute une série de textes (article 587 du Code civil sur le quasi-usufruit, article 1842 du même code, sur la personnalité morale de la société, et articles 768 et 773-2 du Code général des impôts).

Un attendu de principe affirme que « dans le cas où la collectivité des associés décide de distribuer un dividende par prélèvement sur les réserves, le droit de jouissance de l’usufruitier de droits sociaux s’exerce, sauf convention contraire entre celui-ci et le nu-propriétaire, sous la forme d’un quasi-usufruit, sur le produit de cette distribution revenant aux parts sociales grevées d’usufruit, de sorte que l’usufruitier se trouve tenu, en application [de l’article 587 du Code civil], d’une dette de restitution exigible au terme de l’usufruit et qui, prenant sa source dans la loi, est déductible de l’actif successoral lorsque l’usufruit s’éteint par la mort de l’usufruitier ».

Ce qu’il faut surtout retenir, c’est la partie qui affirme que quand le dividende est prélevé sur les réserves, on voit apparaître un quasi-usufruit. Cela veut donc dire qu’il faut distinguer, lorsque l’usufruitier perçoit un dividende, selon que celui-ci est prélevé sur les réserves ou non.

Si c’est sur le produit de l’exercice clos ou, plus largement, sur un poste qui n’est pas une réserve, qu’est prélevé le dividende, alors celui-ci participe de la nature des fruits et il revient à l’usufruitier, sans que cela fasse naître une dette de restitution à sa charge. Il n’y a là que l’application de l’article 582 selon lequel « l’usufruitier a le droit de jouir de toute espèce de fruits, soit naturels, soit industriels, soit civils, que peut produire l’objet dont il a l’usufruit ». La Cour de cassation qualifie le dividende de fruit, ou, plus précisément, juge que « les dividendes participent de la nature des fruits » (Cass. com., 5 oct. 1999, n° 97-17377, Bull. IV, n° 163). Elle a statué ainsi après quelques nuances et hésitations, comme on le sait, mais cette qualification n’est pas discutée aujourd’hui.

Si en revanche le dividende est constitué d’un bénéfice qui avait été antérieurement mis en réserve, le droit de l’usufruitier sur ce dividende est de nature différente. Il ne s’agit plus d’un fruit auquel il aurait droit par application de l’article 582 du Code civil. Pour une raison qui n’est pas identifiée par l’arrêt, il y a donc un second usufruit, ou une « contamination » de l’usufruit portant sur les parts sociales aux sommes prélevées sur les réserves et attribuées à l’usufruitier.

II – Commentaires.

La question de savoir si l’usufruitier a un droit sur les dividendes prélevés sur les réserves est ancienne, et elle a fait l’objet de travaux doctrinaux importants. On citera notamment l’article du professeur Mortier et de maître Kerambrun, Pourquoi les réserves sont à l’usufruitier et à lui seul !, publié à la Semaine juridique, édition Notariale 2009, 1264.

La solution retenue par la Cour de cassation n’était pas forcément attendue.

Un arrêt du 31 mars 2004 (n°03-16694, Bull. IV, n° 70) de cette même Cour avait affirmé que l’usufruitier avait le droit de voter sur l’affectation du bénéfice, et que ce droit ne pouvait être remis en cause par les statuts, alors pourtant que l’article 1844 du Code civil laissait entendre que les statuts pouvaient déroger à la répartition du droit de vote que ce texte formulait : droit de vote au nu-propriétaire, sauf pour l’affectation des bénéfices, où il est réservé à l’usufruitier.

L’arrêt du 27 mai 2015 ne remet pas cela en question, mais il revient à dire que lorsque la décision est prise d’affecter le bénéfice à une réserve, cela le fait sortir du périmètre des fruits générés par les parts sociales ou les actions ayant fait l’objet du démembrement de propriété. Il y aurait une sorte de « capitalisation » du bénéfice, qui empêcherait de le qualifier par la suite de fruit, lorsqu’il arrive entre les mains de l’usufruitier sous forme de dividende. Cela est assez étrange.

Dernière question faut-il limiter la solution retenue à la mise en réserve au sens strict ? La formulation de l’arrêt ainsi que le fondement incertain de la « capitalisation » du bénéfice mis en réserve incitent à retenir cette interprétation, et à ne pas assimiler aux réserves le report à nouveau.

Bruno DONDERO

1 commentaire

Classé dans Actualité juridique, Droit des biens, Droit des sociétés

Une réponse à “L’usufruitier de parts sociales et les réserves de la société (Cass. com., 27 mai 2015, n° 14-16246, P+B+R+I)

  1. Guillaume Plane

    Bonjour Professeur,

    Dans son premier attendu, la Cour ne distingue pas selon que la décision de mise en réserve précède la convention d’usufruit, ou lui succède. Est-ce volontaire ? Pourtant, les rapports entre les parties à la convention ne sont pas du tout les mêmes dans l’un ou l’autre de ces cas :

    Si l’usufruitier décide de prélever sur des réserves constituées avant la formation de la convention, il prélève des fonds propres et altère le bien indépendamment de la marche de l’entreprise, ce qui ressemble à une prérogative du nu-propriétaire (abusus) et justifie qu’une dette de restitution du défunt soit inscrite au passif successoral au moment de la mort de l’usufruitier (la solution du quasi-usufruit que retient la Cour).

    En revanche, si des réserves constituées après la formation de la convention sont prélevées par l’usufruitier, leur nature n’est pas la même (sur le plan éthique, au moins). En effet, si la somme correspondante a été affectée aux réserves, elle aurait pu être distribuée sous forme de dividende à l’usufruitier. Si ce dernier décide de cette affectation, ce n’est pas nécessairement pour y renoncer ou pour faire plaisir au nu-propriétaire. Ces réserves pourraient être considérées comme une sorte de « fruit potentiel », voire même un « fruit en puissance » (pour parler comme un profane puisque je ne suis pas juriste), contrairement à celles qui ont été constituées avant la formation de la convention.

    En cela, la toute dernière phrase de votre billet (dont il faut absolument vous remercier, ainsi que des autres, puisqu’ils permettent de comprendre des décisions complexes en les plaçant dans leur contexte !) me semble importante. Souhaitons que le report à nouveau ne soit pas assimilable aux réserves et qu’il puisse être ce « fruit en puissance » qui pourra inciter l’usufruitier à soutenir les investissements de la société par exemple, plutôt que d’en seulement prélever les bénéfices.

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