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La 3ème Chambre civile de la Cour de cassation sur le front du droit des sociétés (arrêts récents)

Les chambres de la Cour de cassation se répartissent les différentes matières du droit privé, et le droit des sociétés est traité avant tout par la Chambre commerciale, économique et financière. D’autres chambres sont appelées à rendre des arrêts touchant incidemment cette matière. Parce que la première Chambre traite du droit des contrats et des professions libérales et réglementées, il lui arrive de prendre position sur les aspects de droit des sociétés des affaires qui lui sont soumises. La troisième Chambre civile, compétente en matière immobilière, traite quant à elle souvent des sociétés civiles immobilières (SCI), qui sont très répandues.

Cela amène parfois la « 3ème civ. » à prendre position sur des questions très importantes, comme elle l’a fait il y a bientôt deux ans à propos de la question du statut de l’usufruitier de droits sociaux, dont elle a laissé entendre, davantage que ne l’avait fait la Chambre commerciale, qu’il n’était pas associé. L’arrêt rendu le 15 septembre 2016 avait été évoqué sur ce blog, et il avait été beaucoup commenté dans les revues.

Deux arrêts récents rendus par la troisième Chambre méritent eux aussi un commentaire rapide, car l’un et l’autre touchent à des questions fondamentales du droit des sociétés.

 

La violation des statuts invoquée par un tiers.

Un arrêt en date du 14 juin 2018 (n° 16-28672, destiné à publication au Bulletin) juge que le locataire d’un bien appartenant à une société peut faire annuler le congé qui lui a été donné par le dirigeant, motif tiré du non-respect des statuts qui prévoyaient une autorisation de l’assemblée, qui n’avait pas été obtenue.

Attendu, d’autre part, que les tiers à un groupement foncier agricole peuvent se prévaloir des statuts du groupement pour invoquer le dépassement de pouvoir commis par le gérant de celui-ci ; que la cour d’appel a constaté que M. Alexandre Z… n’était pas associé du GFA lors de la délivrance du congé, son père ne lui ayant fait donation de parts sociales qu’après cette date ; qu’il en résulte que M. Alexandre Z… , tiers preneur à bail, pouvait se prévaloir des statuts du groupement bailleur pour justifier du dépassement de pouvoir commis par sa cogérante ; que, par ce motif de pur droit, substitué à ceux justement critiqués, l’arrêt se trouve légalement justifié ;

La question semble fondamentale: un tiers peut-il contester un acte du dirigeant au motif que les statuts de la société imposaient une procédure qui n’a pas été suivie ? Le législateur ayant affirmé pour les différentes sociétés que « les limitations statutaires apportées aux pouvoirs du dirigeant sont inopposables aux tiers », on en tire par a contrario l’idée que les limitations en question peuvent être invoquées par les tiers. Mais si certaines décisions l’avaient déjà reconnu, en matière d’action en justice ou de licenciement, la solution est affirmée de manière plus générale par l’arrêt du 14 juin.

Reste à savoir si la clause précisant dans les statuts qu’ils ne peuvent être invoqués par les tiers peut jouer un rôle pour empêcher que ceux-ci viennent vérifier si chaque acte du dirigeant est parfaitement conforme aux statuts. La Chambre commerciale avait donné effet à une telle clause en 2013, et nous avions parlé de l’arrêt dans ces colonnes.

 

 

La désignation d’un mandataire ad hoc n’est pas soumise aux mêmes conditions que la désignation d’un administrateur provisoire.

Le second arrêt de la troisième Chambre civile de la Cour de cassation est en date du 21 juin 2018 (n° 17-13212, destiné à publication au Bulletin et mis en ligne sur le site de la Cour de cassation) traite de la désignation d’un mandataire ad hoc c’est-à-dire du mandataire désigné pour une mission particulière par le juge, lorsque des associés ou un tiers le lui demandent (l’institution peut exister hors du cadre des sociétés, bien entendu).

 

Dans cette affaire, des concubins constituent une SCI, puis ils se séparent et les choses se passent mal. La vie de la société en est affectée, et l’un des deux associés obtient du juge la désignation d’un mandataire ad hoc doté de larges pouvoirs: nommé pour une durée de six mois, le mandataire avait mission de se faire communiquer les livres et les documents sociaux pour les exercices clos de 2004 à 2015 et d’établir pour chacun d’eux un rapport mentionnant les bénéfices les pertes éventuelles, et mission de réunir une assemblée générale pour statuer sur les exercices clos couvrant la période de 2004 à 2015, les approuver et se prononcer sur l’affectation des résultats.

La SCI contestait cette désignation en plaidant qu’il aurait fallu établir que les circonstances « rendaient impossible le fonctionnement normal de la société et la menaçaient d’un péril imminent, dont seule la preuve était de nature à justifier la désignation judiciaire d’un administrateur provisoire« .

Cela n’est pas retenu par la Cour de cassation, qui distingue donc bien entre la désignation d’un administrateur provisoire chargé d’assurer la direction de la société (désignation qui suppose pour le coup que le fonctionnement normal de la société soit impossible et qu’elle soit menacée d’un péril imminent) et le mandat ad hoc, qui peut être le moyen de donner effet à un droit de l’associé (en l’occurrence le droit d’information et le droit d’examiner les comptes et de statuer sur l’affectation du résultat).

 

Mais attendu qu’ayant relevé, par motifs propres et adoptés, qu’il existait une mésentente entre les associés, qu’aucune assemblée générale n’avait été tenue malgré la demande de Mme D… et que celle-ci n’avait pas eu accès aux documents comptables, la cour d’appel, sans être tenue de procéder à une recherche inopérante relative aux circonstances rendant impossible le fonctionnement normal de la société et la menaçant d’un péril imminent, a légalement justifié sa décision de désigner un mandataire ad hoc, pour une durée de six mois, avec mission de se faire communiquer les livres et documents sociaux pour les exercices clos de 2004 à 2015, d’établir, pour chacun de ces exercices, un rapport écrit mentionnant l’indication des bénéfices réalisés et des pertes encourues, de réunir une assemblée générale en charge de statuer sur les exercices clos couvrant la période de 2004 à 2015, d’approuver lesdits exercices et de se prononcer sur l’affectation des résultats ;

Bruno Dondero

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L’usufruitier de parts sociales et les réserves de la société (Cass. com., 27 mai 2015, n° 14-16246, P+B+R+I)

Les parts sociales ou les actions d’une société peuvent faire l’objet d’un démembrement de propriété, ce qui conduit à une situation dans laquelle les droits et obligations de l’associé (droit de vote, droit aux bénéfices, notamment) sont réparties entre le nu-propriétaire et l’usufruitier.

Les textes généraux sur l’usufruit, figurant dans le Code civil, et les textes spéciaux du droit des sociétés ne fournissent pas toutes les réponses voulues quant à la répartition que les statuts ou la convention d’usufruit peut opérer. La jurisprudence a précisé que le nu-propriétaire avait la qualité d’associé, mais la même solution n’a jamais été affirmée pour l’usufruitier, ce qui permet de penser qu’il n’a pas la qualité d’associé. Il a cependant le droit d’exercer certaines des prérogatives de l’associé, précisément parce qu’il a un droit d’usage des parts sociales ou des actions.

L’arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 27 mai dernier, auquel la publication la plus large (les deux Bulletins, le site internet de la Cour, son rapport annuel) est réservée, apporte une précision importante, mais la décision n’est pas facile à lire.

Est-ce que ce sont des fruits pour l'usufruitier, ou verra-t-on naître un quasi-usufruit ?

Est-ce que ce sont des fruits pour l’usufruitier, ou verra-t-on naître un quasi-usufruit ?

Voyons ensemble la solution (I) puis apportons quelques commentaires (II).

I – La solution.

L’usufruitier des parts d’une société civile étant décédé, ses ayants droit avaient déposé une déclaration de succession rectificative faisant état d’un passif successoral, non pris en compte dans leur déclaration de succession initiale. Le passif que les héritiers entendaient voir pris en compte résultait d’une dette de restitution du défunt, qui avait bénéficié d’une distribution de réserves décidée par une assemblée. Le procès-verbal de l’assemblée mentionnait que, pour les parts sociales dont la propriété était démembrée, le nu-propriétaire aurait droit au dividende distribué mais que l’usufruitier exercerait son droit de quasi-usufruit sur le dividende distribué et que ce dividende lui serait donc payé.

Pour comprendre l’arrêt, il faut savoir ce qu’est le quasi-usufruit.

L’article 587 du Code civil dispose que « Si l’usufruit comprend des choses dont on ne peut faire usage sans les consommer, comme l’argent, les grains, les liqueurs, l’usufruitier a le droit de s’en servir, mais à la charge de rendre, à la fin de l’usufruit, soit des choses de même quantité et qualité soit leur valeur estimée à la date de la restitution ». Ainsi, lorsque l’usufruit porte sur des choses de genre consomptibles, l’usufruitier peut en disposer, mais à charge pour lui de rendre des choses identiques. Il a donc dans cette situation plus que ses prérogatives d’usage, puisque l’usufruitier se comporte alors comme un véritable propriétaire.

Pour notre cas, la question était donc la suivante : les dividendes perçus par l’usufruitier étaient-ils des fruits, auxquels il avait droit parce qu’il était usufruitier des parts de la société ? Ou bien les sommes reçues l’étaient-elles en vertu d’un quasi-usufruit, ce qui veut dire que, à côté de l’usufruit des parts sociales qui existait déjà, apparaîtrait un second usufruit sur les sommes d’argent reçu, mais qui serait un quasi-usufruit, et qui obligerait donc l’usufruitier à restituer les sommes reçues (ce qui n’est pas le cas du dividende, normalement, si c’est un fruit).

L’administration fiscale et la cour d’appel répondaient, sur le terrain du droit fiscal, que le quasi-usufruit avait une origine conventionnelle, ce qui avait une incidence sur la preuve de l’existence de la dette au regard de l’administration fiscale.

L’arrêt d’appel est cependant cassé pour violation de toute une série de textes (article 587 du Code civil sur le quasi-usufruit, article 1842 du même code, sur la personnalité morale de la société, et articles 768 et 773-2 du Code général des impôts).

Un attendu de principe affirme que « dans le cas où la collectivité des associés décide de distribuer un dividende par prélèvement sur les réserves, le droit de jouissance de l’usufruitier de droits sociaux s’exerce, sauf convention contraire entre celui-ci et le nu-propriétaire, sous la forme d’un quasi-usufruit, sur le produit de cette distribution revenant aux parts sociales grevées d’usufruit, de sorte que l’usufruitier se trouve tenu, en application [de l’article 587 du Code civil], d’une dette de restitution exigible au terme de l’usufruit et qui, prenant sa source dans la loi, est déductible de l’actif successoral lorsque l’usufruit s’éteint par la mort de l’usufruitier ».

Ce qu’il faut surtout retenir, c’est la partie qui affirme que quand le dividende est prélevé sur les réserves, on voit apparaître un quasi-usufruit. Cela veut donc dire qu’il faut distinguer, lorsque l’usufruitier perçoit un dividende, selon que celui-ci est prélevé sur les réserves ou non.

Si c’est sur le produit de l’exercice clos ou, plus largement, sur un poste qui n’est pas une réserve, qu’est prélevé le dividende, alors celui-ci participe de la nature des fruits et il revient à l’usufruitier, sans que cela fasse naître une dette de restitution à sa charge. Il n’y a là que l’application de l’article 582 selon lequel « l’usufruitier a le droit de jouir de toute espèce de fruits, soit naturels, soit industriels, soit civils, que peut produire l’objet dont il a l’usufruit ». La Cour de cassation qualifie le dividende de fruit, ou, plus précisément, juge que « les dividendes participent de la nature des fruits » (Cass. com., 5 oct. 1999, n° 97-17377, Bull. IV, n° 163). Elle a statué ainsi après quelques nuances et hésitations, comme on le sait, mais cette qualification n’est pas discutée aujourd’hui.

Si en revanche le dividende est constitué d’un bénéfice qui avait été antérieurement mis en réserve, le droit de l’usufruitier sur ce dividende est de nature différente. Il ne s’agit plus d’un fruit auquel il aurait droit par application de l’article 582 du Code civil. Pour une raison qui n’est pas identifiée par l’arrêt, il y a donc un second usufruit, ou une « contamination » de l’usufruit portant sur les parts sociales aux sommes prélevées sur les réserves et attribuées à l’usufruitier.

II – Commentaires.

La question de savoir si l’usufruitier a un droit sur les dividendes prélevés sur les réserves est ancienne, et elle a fait l’objet de travaux doctrinaux importants. On citera notamment l’article du professeur Mortier et de maître Kerambrun, Pourquoi les réserves sont à l’usufruitier et à lui seul !, publié à la Semaine juridique, édition Notariale 2009, 1264.

La solution retenue par la Cour de cassation n’était pas forcément attendue.

Un arrêt du 31 mars 2004 (n°03-16694, Bull. IV, n° 70) de cette même Cour avait affirmé que l’usufruitier avait le droit de voter sur l’affectation du bénéfice, et que ce droit ne pouvait être remis en cause par les statuts, alors pourtant que l’article 1844 du Code civil laissait entendre que les statuts pouvaient déroger à la répartition du droit de vote que ce texte formulait : droit de vote au nu-propriétaire, sauf pour l’affectation des bénéfices, où il est réservé à l’usufruitier.

L’arrêt du 27 mai 2015 ne remet pas cela en question, mais il revient à dire que lorsque la décision est prise d’affecter le bénéfice à une réserve, cela le fait sortir du périmètre des fruits générés par les parts sociales ou les actions ayant fait l’objet du démembrement de propriété. Il y aurait une sorte de « capitalisation » du bénéfice, qui empêcherait de le qualifier par la suite de fruit, lorsqu’il arrive entre les mains de l’usufruitier sous forme de dividende. Cela est assez étrange.

Dernière question faut-il limiter la solution retenue à la mise en réserve au sens strict ? La formulation de l’arrêt ainsi que le fondement incertain de la « capitalisation » du bénéfice mis en réserve incitent à retenir cette interprétation, et à ne pas assimiler aux réserves le report à nouveau.

Bruno DONDERO

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