Archives quotidiennes : octobre 16, 2015

ICANN : un monopole de fait sur internet

Internet est aujourd’hui un instrument central dans nos vies. Nos relations personnelles, notre activité économique, notre notoriété, reposent pour beaucoup sur ce réseau.

Mais délaissons un instant le point de vue des citoyens et de l’utilisation des données personnelles circulant sur internet, et regardons le fonctionnement du web par le haut. Comment fonctionne, non pas l’accès individuel à internet de ses utilisateurs, mais la construction des domaines d’internet ? On aura compris que ce n’est pas du droit de chacun se promener sur internet que je parle ici, mais du droit de créer, d’utiliser et de faire utiliser des noms de domaine.

On peut vivre très bien en ne regardant internet que du point de vue de l’utilisateur, mais il est très intéressant de savoir comment fonctionne ce que l’on appelle le nommage. Qui a décidé par exemple qu’il existait des sites se terminant par .fr ou par .com ?

Il est assez troublant de découvrir qu’existe une entité nommée ICANN, ce qui signifie Internet Corporation for Assigned Names and Numbers, qui, selon la fiche Wikipédia qui lui est consacrée, a pour mission « d’allouer l’espace des adresses de protocole Internet, d’attribuer les identificateurs de protocole (IP), de gérer le système de noms de domaine de premier niveau (génériques et nationaux), et d’assurer les fonctions de gestion du système de serveurs racines du DNS » (DNS signifie Domain Name System, c’est-à-dire système de nom de domaine).

En clair, cette entité assure le fonctionnement d’internet… pour le monde entier.

Point étonnant : c’est une société de droit américain. Une société particulière, certes, puisqu’il s’agit d’une société à but non lucratif, mais une société de droit américain, et surtout une société liée à différents égards au gouvernement américain, qui est représenté à son advisory board. Les Etats-Unis se sont ainsi dotés d’un instrument d’influence planétaire sans égal.

Cette entité n’est pas connue du grand public, mais il est intéressant de voir qu’elle est qualifiée – toujours par la page Wikipédia – d’ « autorité de régulation de l’Internet » (Outre la page Wikipédia qui lui est consacrée, v. aussi l’intéressant article de John Gilmore, Le joli monopole de l’ICANN).

Un détail, qui a son importance : cette entité est couramment désignée sous le nom de « l’ICANN ». Le fait d’utiliser un article pour désigner cette société lui donne du coup une sorte d’autorité, comme si on désignait Google comme le Google. « Avez-vous consulté Google ? » est une chose. « Avez-vous consulté le Google ? » en est une autre.

En synthèse, donc : l’entité qui supervise le fonctionnement d’internet est une société américaine liée au gouvernement américain. Elle peut décider que tel ou tel pays ne peut utiliser un nom de domaine. C’est d’ailleurs la mésaventure arrivée à la Bulgarie, qui se voyait nier le droit d’utiliser le .bg, motif pris que celui-ci, en caractères cyrilliques, aurait trop ressemblé au .bl du Brésil.

Les juristes ne doivent pas rester indifférents à la manière dont internet fonctionne. Les Etats comme la France doivent-ils laisser des activités aussi fondamentales que le nommage entre les mains d’une entité qui ne serait pas internationale ? Verra-t-on un jour le .fr attribué à la Floride ?

La Chine a déjà franchi le pas en créant en 2006, pour faire simple, son propre internet, précisément son propre système de racine DNS. Des initiatives fournissant un accès à internet indépendamment d’ICANN sont mises en œuvre par des entreprises privées, y compris françaises, comme la société Open Root, fondée par Chantal Lebrument et Louis Pouzin, ce dernier, personnalité bien connue, étant rien moins que l’un des pères fondateurs d’internet. C’est la société Open Root qui a permis à la Bulgarie d’avoir accès à son nom de domaine.

Comment l’Etat français appréhende-t-il cette question fondamentale ? Quelles sont les mesures prises par notre gouvernement pour assurer l’indépendance de notre pays sur le terrain d’internet ?

Le forum de discussion et le crowdsourcing qui accompagnent la préparation de la loi pour une République numérique constituent peut-être l’occasion de discuter de ces questions essentielles. Le texte soumis à consultation envisage de consacrer la « neutralité de l’internet » dans un article du Code des postes et des communications électroniques.

Mais ne faudrait-il pas réaliser plutôt une intervention plus incisive sur le plan international ?

Voilà bientôt un an, la députée Laure de la Raudière a posé une question (n° 69455 du 18 nov. 2014) au ministre de l’Economie, lui demandant notamment si le Gouvernement a « étudié la solution de prévoir dans les droits à licence des FAI qu’ils explorent les racines ouvertes validées par l’ARCEP afin de permettre aux services Internet de s’affranchir de l’ICANN sans s’isoler de l’Internet dominant et être facilement trouvables par les internautes naviguant à partir du territoire français », et quelles en seraient les conséquences pour le secteur de l’économie numérique française.

La question est sans réponse à ce jour. C’est cependant là un débat que nous devons avoir rapidement, sous peine de risquer de perdre notre indépendance… ou plus exactement de ne pouvoir la reprendre, puisque nous l’avons déjà perdue, sans même le savoir !

Bruno DONDERO

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