Je réfléchis depuis longtemps à des moyens différents d’enseigner le droit des affaires. J’ai proposé de transformer les arrêts de la Cour de cassation en fables (https://brunodondero.wordpress.com/2014/01/26/fabliau-jurisprudentiel-la-societe-le-dirigeant-mal-paye-et-le-juge-cass-com-17-dec-2013/). La vidéo est aussi un support que j’affectionne. En attendant le démarrage du MOOC Sorbonne droit des entreprises, voici une autre forme « alternative » d’enseignement: la fiction pédagogique.
Cela faisait une heure que le conseil d’administration de la société STAR avait commencé sa séance. L’ordre du jour avait été suivi, et la préparation de l’assemblée générale des actionnaires se faisait sereinement. Il allait bientôt être temps de procéder à l’arrêté des comptes et de rédiger la convocation qui serait adressée aux actionnaires. L’exercice 2013 avait été bon, en dépit de la crise. La société était en mesure de distribuer un dividende substantiel à ses actionnaires. Cela n’était pas si fréquent dans ce secteur économique, surtout avec la crise. Jean-Pierre Yoda, l’un des cinq administrateurs, sentait un léger assoupissement le gagner. Il avait déjà calculé à plusieurs reprises le montant du dividende auquel les trois pour cent d’actions STAR qu’il détenait lui donneraient droit, et l’exercice avait perdu son attrait. Il passa la main sur son crâne dégarni, auquel la lumière ambiante donnait une teinte verdâtre, et réprima un bâillement. Le président du conseil d’administration, Dirk Vader, prit alors la parole, d’un ton solennel qui tranchait avec les échanges précédents.
« Mes chers amis », commença-t-il, puis il marqua une pause. Etait-ce un effet voulu ? Jean-Pierre Yoda nota que les mains du président tremblaient légèrement. « J’allais oublier de vous parler de ceci, ç’aurait été dommage », dit-il en dépliant une feuille qu’il venait de sortir de la poche intérieure de son blazer. Il la tendit à Yann Soleau, le directeur financier, qui l’examina aussitôt en fronçant les sourcils. Il passa le document à Jean-Baptiste Le Hut, qui le remit ensuite à Leila Aurignac, qui était la fille du président et connaissait visiblement déjà le contenu du feuillet. Elle le tendit à Jean-Pierre Yoda. Chacun des administrateurs, à l’exception de Leila, avait marqué sa surprise en lisant le feuillet.
C’était une facture, et une facture d’un montant considérable, d’un montant tellement considérable qu’il rendait très improbable, voire impossible, avec ce qui resterait de la trésorerie, la distribution de tout dividende. La facture émanait d’une société Paul Patine Management SARL et elle portait la date du jour. Elle indiquait que la société STAR avait bénéficié de prestations de « conseils en management », au cours des dernières semaines et des honoraires conséquents étaient facturés pour chacune de ces prestations. Enfin, et le détail avait son importance, la facture portait en sa partie inférieure un tampon bleu indiquant « Acquitté », accompagné de la signature du gérant de Paul Patine Management, qui se trouvait être le fils du président de STAR, Luc…
Yann Soleau réagit le premier. Il interpella le président de manière si vive que l’assistante de celui-ci, Anne Akine, qui prenait des notes dans un coin de la pièce, sursauta.
« Qu’est-ce que cela veut dire, Dirk ? », cria-t-il. « Tu crois qu’on a besoin de ça ? Tu crois que ce n’est pas assez compliqué comme ça ? C’est toi qui va aller expliquer aux gens de chez Bespin qu’on ne va pas distribuer de dividende parce qu’il faut payer tes ‘honoraires’ ? ». Bespin était un fonds d’investissement britannique qui avait racheté quelques années auparavant au président Vader et à sa fille Leila la majorité du capital de STAR.
« Avant tout, je ne crois pas qu’il faille prendre les choses comme cela, Yann », répondit le président, en demandant à son assistante de quitter la pièce. « Vous êtes tous ici entièrement investis dans STAR, et vous n’en possédez pourtant que quelques actions. Jean-Pierre en a trois pour cent, les autres deux pour cent, et avec celle de Luc et Leila, j’atteins moi-même péniblement quinze pour cent. Avec Paul Patine, mon ami d’enfance, j’ai constitué une SARL, de manière très simple, et vous pouvez tous en être associés ».
– « Où veux-tu en venir, Dirk ? »
– « Je crois que tu as parfaitement compris où je veux en venir, Yann. Je veux faire de la justice distributive. Je veux faire en sorte que ceux qui ont permis que la société réalise de bons résultats en 2013 soient justement récompensés. Est-il juste que notre actionnaire, qui n’habite même pas en France, et qui ne siège même pas avec nous au conseil d’administration, et qui connaît à peine la société, gagne des millions juste parce qu’il est actionnaire ? »
– « C’est tout de même ce que dit l’article 1832 du Code civil… »
Tous les regards se tournèrent vers Jean-Baptiste, qui pianotait ostensiblement sur son smartphone depuis quelques secondes. La cinquantaine bedonnante mais épanouie, il se prévalait souvent des quelques années de droit qu’il avait faites autrefois. Il venait d’accéder à un site donnant accès aux codes et autres textes de loi. Regardant l’écran par-dessus ses lunettes de presbyte, il leur donna lecture des premiers mots du texte qu’il venait d’évoquer.
– « Je suis sur Legifrance, sur le Code civil, article 1832. Le texte dit : ‘La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui…’ ».
– Pourquoi t’arrêtes-tu ? intervint Yann Soleau, excédé.
– C’est que c’est écrit petit… ‘qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ».
– C’est ça, ils veulent faire des économies sur notre dos, à nous, les petits administrateurs ! s’exclama Leila, citant sans le savoir Thierry Breton (http://www.liberation.fr/politiques/2005/06/30/rhodia-breton-denonce-une-manipulation_525120).
– Non, c’est bien une question de bénéfice, dit Yann. Les actionnaires ont droit au bénéfice, et nous aussi, d’ailleurs, mais dans la mesure de nos actions, pas plus. Avec le système de Dirk, nous mettons la société dans l’impossibilité de verser aux actionnaires leur dividende. La société a réalisé un bénéfice au cours de l’exercice 2013, et l’assemblée qui va se réunir bientôt décidera peut-être de distribuer l’intégralité de ce bénéfice aux actionnaires. Le problème, c’est qu’entre la date où le bénéfice est réalisé et celle où il est constaté, la société a disposé des sommes qui lui auraient permis de payer le dividende. En bref, il faudrait qu’elle emprunte pour payer le dividende, et nous savons tous que la banque ne nous prêtera pas d’argent pour cela. Cela représente une trop grosse somme, et en dépit de nos bons résultats, nous aurons du mal à expliquer à la BROC (Banque Régionale d’Octroi de Crédit) que cet argent va être viré en Angleterre dès que nous l’aurons.
– C’est quand même gênant ton système, Dirk, reprit Jean-Baptiste. En fait, tu veux qu’on soit rémunérés par le biais d’une société que tu as créée, mais finalement, on ne fera pas plus d’activité qu’avant. C’est un peu frauduleux, tout ça, non ? C’est même une forme d’abus des biens sociaux, si je ne me trompe.
– Mais pas du tout ! On ne fait que donner à notre activité de managers – car c’est bien ça qu’on est – une forme juridique diversifiée. On était administrateurs, on touchait des jetons de présence, assez modestes, et on recevait quelques miettes du bénéfice. Moi je t’ajoute à cela de la prestation de services. Pas la peine d’avoir tout de suite tes gros mots de juriste à la bouche, Jean-Baptiste. Cela correspond bien à quelque chose que l’on fait pour la société, non ?
– Mais on le fait déjà et on n’est pas payé pour de la prestation de services, répondit Jean-Pierre.
– Alors si tu travailles sans être payé, et que tu demandes à l’être, tu commettrais un ABS, selon toi ?
Les administrateurs convinrent que le propos n’était pas dénué de bon sens.
(à suivre)