La refonte de l’article 1843-4 du Code civil figurait indéniablement parmi les mesures les plus attendues de l’ordonnance n° 2014-863 du 31 juillet 2014. Il faut rappeler le problème suscité par ce texte, ou, plus exactement, par l’application qui en était faite par la jurisprudence (I) avant de voir quelle est la situation après l’entrée en vigueur de l’ordonnance (II).
I – La situation antérieure à l’ordonnance.
Beaucoup a été écrit sur le sujet, et les différentes décisions de la Cour de cassation constituant le courant jurisprudentiel problématique, rendues entre 2007 et 2012, ont été commentées largement. Faisons un très rapide rappel de la situation antérieure à l’ordonnance du 31 juillet 2014.
L’article 1843-4 du Code civil apparaissait surtout fait pour résoudre des situations de blocage : dans l’hypothèse d’un retrait, d’une exclusion, d’un rachat après un refus d’agrément, le transfert de droits sociaux qui doit intervenir suppose en principe un accord sur la chose et sur le prix, par application du droit commun de la vente, et pour éviter que cet accord n’intervienne jamais, le législateur a prévu que le prix pouvait être fixé par un expert désigné par les parties ou par le juge. De manière prévisible au regard de la lettre du texte, qui donnait mission à l’expert de déterminer le prix, la jurisprudence a jugé que ledit expert n’était pas tenu de respecter les indications des parties dans sa mission. Mais de manière plus inattendue, le dispositif a fait l’objet d’une double extension, puisqu’il a été appliqué à des situations dans lesquelles un prix avait déjà été convenu par les parties à la cession ou au rachat, et en outre, à des hypothèses dans lesquelles la cession de droits sociaux avait une origine « purement contractuelle », c’est-à-dire non prévue par la loi ou par les statuts de la société : promesse de cession, pacte d’actionnaires. Le résultat conduisait à piétiner la volonté des parties, puisqu’une promesse pouvait avoir été consentie à un prix variant suivant les circonstances (clause good leaver / bad leaver), et en tenant compte d’autres engagements entre les parties, et si la promesse pouvait être exécutée, la jurisprudence reconnaissait à l’une ou l’autre des parties le droit de recourir à l’expert de l’article 1843-4 pour fixer le prix, en ignorant complétement les stipulations des parties relatives à ce prix.
La loi SSVE avait habilité le Gouvernement à prendre par ordonnance toute mesure afin de « modifier l’article 1843-4 du Code civil pour assurer le respect par l’expert des règles de valorisation des droits sociaux prévues par les parties ». Cette formulation suscitait une certaine perplexité, pour la raison suivante. Lorsque les parties ont prévu un prix déterminé ou déterminable, il n’y a tout simplement pas lieu de faire intervenir un expert. Mais on pouvait à la rigueur se satisfaire de cette formulation, dès lors que l’expert peut être un soutien en présence d’une clause de prix déterminable défaillante ou ambigüe. Simplement, comme on va le voir, l’ordonnance a drastiquement réduit le champ d’application de l’article 1843-4. Cela peut sans doute être vu comme un moyen d’assurer le respect par l’expert des règles de valorisation prévues par les parties, mais la démarche surprend un peu.
II – La situation postérieure à l’ordonnance.
L’article 37 de l’ordonnance modifie de manière conséquente l’article 1843-4 du Code civil, puisque celui-ci comporte désormais deux volets. L’article 1843-4, I vise les transferts de droits sociaux pour lesquels il est fait une référence au texte par le législateur (A), tandis que l’article 1843-4, II vise les transferts prévus par les statuts (B). Il faudra aussi envisager les situations non visées par le texte (C).
A – Les transferts avec référence légale à l’article 1843-4.
Le premier volet de la nouvelle rédaction (art. 1843-4, I) reproduit le texte initial de l’article 1843-4, mais avec une substitution et un ajout.
Tout d’abord, ce n’est plus « dans tous les cas où sont prévus la cession des droits sociaux d’un associé, ou le rachat de ceux-ci par la société » que joue le texte, mais « dans les cas où la loi renvoie au présent article pour fixer les conditions de prix d’une cession des droits sociaux d’un associé, ou le rachat de ceux-ci par la société ». Ce n’est donc pas dans les hypothèses où la loi a prévu que des parts ou des actions devaient être cédées ou rachetées que la fixation du prix à dire d’expert a vocation à intervenir, mais dans les cas où le législateur a expressément fait référence à l’article 1843-4 que celui-ci a vocation à s’appliquer. Cela signifie que si le législateur met en place un mécanisme d’exclusion, de retrait, de rachat, etc., quel qu’il soit, sans renvoyer à l’article 1843-4 du Code civil, alors ce mécanisme ne pourra opérer que s’il y a rencontre du consentement du cédant et du cessionnaire sur le prix de transfert.
Cette nouvelle définition du champ d’application du texte soulève une interrogation, puisque se trouve supprimée ici la référence au caractère futur de la cession ou du rachat. Le texte ancien visait le cas « où sont prévus la cession (…) ou le rachat ». Cela avait conduit la jurisprudence à exclure du champ d’application de l’article 1843-4 la cession déjà réalisée. La nouvelle rédaction du texte, s’agissant du I de l’article 1843-4, ne fait toutefois plus référence à ce caractère futur. Il n’est donc pas exclu qu’une « contestation » puisse intervenir une fois que le transfert des droits sociaux a été réalisé, ce qui va sans doute susciter chez les praticiens de nouvelles perspectives (ou de nouvelles angoisses).
Ensuite, c’est un ajout de taille qui est opéré, puisque le législateur tord le cou à la jurisprudence qui tirait argument de la formulation de l’article 1843-4 pour dire que l’expert était entièrement libre dans sa mission et n’était donc pas tenu des méthodes d’évaluation prévues par les parties. Il est prévu que l’expert « est tenu d’appliquer, lorsqu’elles existent, les règles et modalités de détermination de la valeur prévues par les statuts de la société ou par toute convention liant les parties ». C’est donc le contrepied direct de l’arrêt de la Cour de cassation du 5 mai 2009 qui est ainsi pris, puisque cette décision avait cassé l’arrêt d’appel qui avait estimé que l’expert devait suivre la méthode d’évaluation prévue par les statuts (Com., 5 mai 2009, n° 08-17465, P + B + R + I, D. 2009, AJ, p. 1349, obs. A. Lienhard et jur., p. 2195, note B. Dondero). Tout est donc bien qui finit bien au pays de la force obligatoire du contrat, puisque la volonté des parties, qui était précédemment malmenée par la jurisprudence dans ce domaine particulier de la cession ou du rachat de droits sociaux, sera désormais respectée… L’arrêt Crocus Technology, dont nous parlerons un peu plus loin, avait jugé en mars 2014 que l’article 1843-4 ne devait pas recevoir application en présence d’une cession ou d’un rachat « résultant de la mise en œuvre d’une promesse unilatérale de vente librement consentie par un associé », ce qui invitait à maintenir dans le champ d’application de l’article la cession résultant d’une clause statutaire imposée au minoritaire par les majoritaires. La référence générale aux statuts faite par l’ordonnance invite à penser que cette réserve n’a plus lieu d’être, et que toute clause statutaire, serait-elle injuste, devra être respectée par l’expert. Cela ne met pas à l’abri d’une contestation la cession ou le rachat, et peut-être plaidera-t-on que l’expert qui a donné effet à une clause par trop lésionnaire a commis une erreur grossière. Mais la modification du texte est de nature à satisfaire la pratique. Si en revanche les parties n’ont pas convenu de règles particulières, l’expert désigné sera libre de procéder à l’évaluation comme il le souhaite, étant précisé que le rapport au Président de la République lui reconnaît une « obligation d’impartialité et d’objectivité ». En admettant qu’une telle obligation soit effectivement imposée à l’expert, ce qui n’est pas certain, il faudrait qu’elle soit encore qualifiée d’erreur grossière pour remettre en cause son évaluation.
Les textes ont donc été modifiés pour empêcher que se maintienne une jurisprudence qui suscitait les protestations de la pratique et de la doctrine. Les difficultés liées à l’application de l’article 1843-4 trouvaient pour beaucoup leur fondement, nous semble-t-il, dans l’utilisation par le texte du mot « contestation ». S’il avait été fait référence au défaut d’accord, les choses auraient été plus simples. La loi ou les statuts prévoyaient qu’un transfert de droits sociaux devait intervenir ; soit les parties avaient déjà convenu, dans les statuts ou ailleurs, d’un prix déterminé ou déterminable, et il n’aurait pas dû être question de faire intervenir un expert (sauf à ce que les parties l’aient elles-mêmes voulu) ; soit le prix de ce transfert prévu par la loi ou les statuts restait à déterminer, et l’expert avait alors son rôle à jouer pour apporter l’élément manquant. Mais avec le mot « contestation », il est suggéré que même si les parties se sont mises d’accord sur un prix ou sur une méthode de détermination du prix, alors il est toujours possible que ce prix soit contesté et que cet élément particulier de la relation des parties soit remis en cause, un expert intervenant de manière totalement déconnectée de ce que les parties avaient pu prévoir. Le problème est que le terme de « contestation » a été maintenu… Mais dans le même temps, il est dit que l’expert doit respecter les « règles et modalités de détermination de la valeur » prévues par les statuts ou la convention des parties… Ce qui invite à se poser la question du rôle de l’expert. Imaginons que les statuts d’une société anonyme ou d’une SARL indiquent qu’en cas de refus d’agrément, le rachat des actions ou des parts sociales se fera à leur valeur nominale. Si l’associé qui s’est vu opposer un refus d’agrément souhaite contester cette clause des statuts, l’intervention de l’expert ne lui servira plus, contrairement à ce qu’il pouvait espérer auparavant, puisque l’expert devra appliquer les règles et modalités prévues par les parties, et donc donner effet à la clause statutaire mentionnant la valeur nominale comme prix de rachat. La faculté de repentir du cédant pourra alors être sa planche de salut. On peut tout de même se demander s’il n’aurait pas été plus simple d’indiquer que l’expert ne peut pas intervenir du tout lorsque les parties ont déjà prévu un prix, mais on comprend que la formulation large qui est retenue permettra de faire intervenir l’expert dans un rôle de soutien, de renfort, et d’interprétation des clauses parfois pas si claires que cela (imaginons une « valeur nominale actualisée », et ainsi de suite)…
B – Les transferts prévus par les statuts.
L’article 1843-4, II nouvellement créé est quant à lui applicable « dans les cas où les statuts prévoient la cession des droits sociaux d’un associé ou le rachat de ces droits par la société sans que leur valeur soit ni déterminée ni déterminable ». Dans cette situation, il est prévu qu’un expert désigné dans les conditions du premier alinéa de l’article 1843-4 (c’est-à-dire par les parties ou à défaut d’accord par le juge) déterminera la valeur des droits sociaux. Là encore, il est fait indication à l’expert qu’il est tenu d’appliquer les conventions des parties, précisément, il est « tenu d’appliquer, lorsqu’elles existent, les règles et modalités de détermination de la valeur prévues par toute convention liant les parties ».
C – Les hypothèses non visées par l’article 1843-4.
Le nouvel article 1843-4 du Code civil se déclare donc applicable à deux situations : le cas où la loi opère un renvoi au texte, d’une part, et le cas où les statuts prévoient une cession ou un rachat sans que le prix soit déterminé ou déterminable. Que se passe-t-il dans les autres hypothèses, c’est-à-dire lorsque le transfert de droits sociaux est prévu par une convention autre que les statuts de la société « cible », qu’il s’agisse d’un pacte d’associés ou d’actionnaires ou d’une autre convention (promesse unilatérale ou synallagmatique, par exemple). L’article 1843-4 ne devrait pas s’appliquer, puisque l’hypothèse d’une convention autre que les statuts n’est plus visée par le texte. On est maintenant dans un texte au champ d’application limité de manière très précise là où la disposition avait précédemment vocation à embrasser « tous les cas où sont prévus la cession (…) ou le rachat ».
Par conséquent, si une convention prévoit que des parts ou des actions doivent être cédées ou rachetées, mais sans que les parties se soient accordées sur un prix déterminé ou déterminable, la cession ou le rachat ne peuvent tout simplement pas intervenir. Si l’objet de la convention était essentiellement de mettre en œuvre un transfert de droits sociaux (exemple de la promesse), il lui manque alors un élément essentiel, de nature à remettre en cause son existence. Ce ne sera donc pas une promesse, pour reprendre notre exemple, mais une invitation à négocier. Au vrai, cela ne change rien par rapport à la situation antérieure, dès lors que l’article 1843-4 n’avait pas vocation à fournir à une promesse le prix qui lui aurait manqué. Le texte ne pouvait s’appliquer qu’au cas où étaient « prévus » la cession ou le rachat, ce qui ne se vérifiait pas en l’absence de prix, lorsque celui-ci était l’élément essentiel de la convention en cause.
Doit cependant être envisagé le cas où la convention aura fait une référence expresse à l’article 1843-4 du Code civil. Avant que la jurisprudence ne donne au texte un pouvoir destructeur des méthodes de valorisation prévues par les parties, c’est-à-dire avant 2007, la pratique faisait fréquemment référence à l’expertise de l’article 1843-4, que ce soit comme mode principal de détermination du prix ou comme instrument de résolution des difficultés. Il est vraisemblable qu’un grand nombre de conventions fassent encore référence à ce texte aujourd’hui. Cela pose une délicate question d’application de la loi nouvelle dans le temps. On peut aussi s’interroger sur la possibilité même d’opérer un tel renvoi à l’article 1843-4. Les parties peuvent souhaiter renvoyer à ce texte pour résoudre une situation de blocage, mais l’article 1843-4 est-il encore à même de résoudre des blocages se situant hors de son champ d’application ? On peut penser que les parties auraient aujourd’hui davantage intérêt à faire systématiquement référence à l’article 1592 du Code civil. Le tiers auquel est confiée une mission de détermination du prix d’un bien en application de ce texte est tenu de respecter les indications des parties, comme l’est désormais l’expert de l’article 1843-4. Il conviendra simplement que les parties préviennent les situations de blocage dans la désignation de l’expert en prévoyant que si elles ne s’accordent pas sur l’identité du tiers évaluateur, sa désignation pourra être faite par une tierce partie, par exemple par le juge. Maintenant, une référence à l’article 1843-4 dans une hypothèse non prévue par la loi serait-elle réellement problématique? On peut penser que le juge saisi d’une telle situation, s’il venait à estimer qu’une référence à l’article 1843-4 n’est plus possible, considérerait que les parties auraient dû se référer à l’article 1592, et substituerait ce texte à l’article 1843-4. Le juge ne laisserait probablement pas les parties « dans le vide », en jugeant que leur cession est dépourvue de clause de prix.
L’application du nouvel article 1843-4 aux conventions autres que les statuts devra aussi composer avec la jurisprudence Crocus Technology. La Chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé, par une décision du 12 mars dernier assortie de la plus importante publicité, que « les dispositions de [l’article 1843-4], qui ont pour finalité la protection des intérêts de l’associé cédant, sont sans application à la cession de droits sociaux ou à leur rachat par la société résultant de la mise en œuvre d’une promesse unilatérale de vente librement consentie par un associé ». Il était donc jugé que le texte, en sa rédaction ancienne, ne recevait pas application en présence d’une promesse librement consentie – et donc en présence d’une stipulation de prix déterminé ou déterminable. Cette rédaction ancienne étant beaucoup plus large que la nouvelle, il faut en déduire que la solution est a fortiori applicable au nouvel article 1843-4, et que celui-ci ne pourra définitivement plus venir perturber l’application d’une méthode de valorisation contractuellement prévue. Si est en cause une cession ou un rachat visé par le texte, celui-ci impose à l’expert le respect des conventions des parties ; si est en cause une autre situation, il n’est pas certain que le texte puisse simplement recevoir application, tant du fait de son champ d’application désormais réduit que de la jurisprudence Crocus Technology.
Dernière difficulté : la frontière entre les statuts et les pactes d’associés ou d’actionnaires. Un pacte est une convention, et il ne se confond pas avec les statuts, en principe. Dès lors, il se trouve hors du champ d’application de l’article 1843-4, en sa nouvelle rédaction. Toutefois, il est possible que les statuts opèrent un renvoi à un pacte, par exemple en prévoyant que des cessions ou des rachats pourront intervenir dans des conditions prévues par un pacte d’actionnaires. Ce type de situation « à cheval » posera des difficultés, puisqu’il faudra déterminer si la cession tombe du côté des statuts ou hors de ceux-ci, et est donc concernée ou non par l’article 1843-4, II.
Bruno Dondero