L’affaire Renault/Ghosn à laquelle nous nous intéressons ce semestre suscite une belle question juridique – parmi tant d’autres: celle de la maison sise au Liban dans laquelle est actuellement logé M. Ghosn.
Précisément, la maison en question a été achetée, indirectement de ce que l’on comprend, par la société Nissan. Le Canard enchaîné du 15 janvier 2020 indique:
« En 2012, Ghosn avait chargé une société des îles Vierges britanniques, contrôlée par une discrète filiale de Nissan basée aux Pays-Bas, de lui dégoter un domicile dans sa ville natale. Ce sera une grande baraque en ruine dans le quartier chrétien huppé d’Achrafieh. Nissan paie le prix fort: plus de 15 millions de dollars, travaux compris« .
Un accord aurait été conclu, toujours d’après le Canard enchaîné, entre Nissan et Carlos Ghosn.
« Le document accordait à [Carlos Ghosn] non seulement la jouissance de la maison, mais aussi la possibilité de l’acheter lors de son départ à la retraite, envisagé pour 2022« .
Un contrat particulier… et modifié!
La société Nissan aurait donc conclu avec son dirigeant une convention, par laquelle:
- la société donnerait au dirigeant la jouissance du bien immobilier acquis à l’étranger;
- lui consentirait une option d’achat lors de son départ à la retraite.
Il serait vraiment intéressant de pouvoir consulter ce document, même si le Canard enchaîné indique:
« Les avocats de Nissan, eux, affirment qu’un contrat a bien été signé mais que Ghosn l’a tellement modifié – rayant des bouts de phrase, en ajoutant d’autres – que le document actuel n’a plus la moindre validité« .
On ne sait pas sous quel droit a été conclu le contrat, mais s’il a existé à un moment donné, il serait curieux qu’il ait été modifié par M. Ghosn unilatéralement, et que ces modifications aient porté atteinte à la « validité » du contrat. Un contrat est conclu par accord des parties, ou il n’est pas encore conclu. Et en règle générale, il peut être modifié seulement avec l’accord des parties. La situation décrite est donc pour le moins curieuse.
Il sera intéressant aussi de savoir quelles sont les conditions exactes de ce contrat, et notamment de comprendre si la jouissance de la maison est contractuellement liée aux fonctions de direction de Nissan. Une cessation anticipée des fonctions était-elle de nature à mettre fin au contrat?
Dans Paris Match du 16 janvier 2020, Carlos Ghosn dit:
« … quand j’ai commencé à dire que [je] prendrais ma retraite [au Liban], on a mis à ma disposition la maison de Beyrouth, avec la possibilité de la racheter au prix du marché le jour où j’aurais quitté Nissan« .
Ca veut dire qu’ici, à Beyrouth, vous habitez chez Nissan?
« Non, je suis chez moi. Il y avait un accord, je demande qu’il soit appliqué. La justice libanaise est saisie. En attendant sa décision, Carole et moi occupons légalement la maison. »
Des règles à respecter sur ce type de convention?
Quel que soit le droit applicable, il n’est sans doute pas interdit, par principe, à une société de conclure avec son dirigeant une convention par laquelle elle lui permettrait de racheter un bien immobilier à la cessation de ses fonctions.
Ce type de convention soulève cependant toute une série d’interrogations:
- est-elle justifiée par l’intérêt de la société ou non?
- rentre-t-elle dans l’objet social de la société qui la conclut?
- constitue-t-elle un « parachute doré » pour le dirigeant qui en bénéficie?
- doit-elle être soumise à des autorisations particulières en ce qu’elle serait une convention réglementée?
- la période de jouissance « intermédiaire » doit-elle donner lieu à versement d’un loyer?
On comprend en effet que ce type de convention est sensible. On peut vraiment s’interroger, déjà, sur l’intérêt qu’avait la société Nissan à acheter un bien immobilier de ce type.
Nissan avait-elle d’autres intérêts au Liban que l’envie de M. Ghosn d’y prendre sa retraite? Du moins, des intérêts tels qu’il serait justifié d’acheter le bien pour lequel le Canard enchaîné parle d’un coût (achat du terrain + travaux) de 15 millions de dollars? Ces intérêts ont-ils disparu, ou étaient-ils à court terme, puisque Nissan est prête à se séparer du bien?
Les sociétés du groupe Nissan devraient d’ailleurs – aujourd’hui – s’inquiéter de la transaction réalisée, car si le coût a été de 15 millions de dollars pour acquérir et rénover le bien, le reportage de Paris Match indique que « La villa rose rue du Liban dans le quartier d’Achrafieh de Beyrouth est estimée à 5 millions d’euros. Elle est encore la propriété de Nissan« .
En somme, le bien immobilier, que M. Ghosn peut, d’après la convention, racheter au prix du marché, aurait coûté 15 millions de dollars, soit 13,5 millions d’euros… et risque d’être racheté aujourd’hui par son occupant pour 5 millions d’euros seulement!
On a compris que la justice libanaise a été saisie. Le Canard enchaîné indique qu’une décision du 21 janvier 2019 a donné raison aux Ghosn et leur a reconnu un droit à occuper la maison. Dans l’interview à Paris Match, Carlos Ghosn indique en revanche « attendre la décision de la justice libanaise ».
Il est donc possible qu’une société du groupe Nissan ait fait une très mauvaise affaire en engageant des frais pour 15 millions de dollars dans un bien immobilier qui ne pourra être revendu que pour un peu plus du tiers de cet investissement. Pire, le bien DOIT être revendu, s’il est confirmé que Carlos Ghosn a effectivement la possibilité de forcer la société propriétaire du bien à lui vendre celui-ci à sa valeur de marché actuelle!
La question de la valeur juridique du contrat qui aurait été conclu et de l’éventuel droit de rachat de M. Ghosn (droit de priorité? promesse de vente?) va réellement se poser.
On se retrouve demain pour le cours, où on parlera cette fois de la société Renault!
A demain en amphi et en Facebook Live!
Bruno Dondero