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Apprendre le droit avec Jack Lang: costumes de luxe et « réclame financière »

Il est bien normal que mon éminent collègue Jack Lang, en sa qualité de professeur de droit, contribue à l’enseignement des matières juridiques. Il le fait toutefois actuellement de manière un peu involontaire, en étant associé à une délicate histoire de costumes qui lui auraient été offerts au fil des ans par le couturier italien Smalto.

Ce n’est pas à la situation de M. Lang lui-même que nous allons nous intéresser ici mais à celle des grands couturiers qui ont volé à son secours, expliquant qu’il était bénéfique pour les grands couturiers que Jack Lang porte leurs créations… ce qui pourrait soulever une question au regard d’un texte rarement appliqué de notre Code pénal!

M. Thierry Mugler publie ainsi la lettre suivante:

Cher Jack,

J’apprends que la décision de Smalto de vous habiller provoquerait quelques réactions négatives.

Je m’en étonne ! Ceux qui s’offusquent oublient le rôle historique que vous avez joué et continué à exercer en faveur des arts et de la mode. J’ai encore en mémoire l’installation de la semaine de présentation de la mode dans la Cour Carrée du Louvres mais aussi l’organisation des Oscars de la mode au sein du Palais Garnier ou encore l’aménagement d’espaces dédiés à la mode du Grand Louvre.

Je me souviens également qu’avec Pierre Bergé, vous avez créé l’Institut de la Mode mais également le premier musée de la mode aux Arts Décoratifs. Au-delà de ces réalisations concrètes, c’est votre autorité morale que nous a donné confiance et visibilité et l’envie de créer.

Vous faites pleinement partie de la maison « Mode » dont vous êtes l’un des plus brillants fleurons. C’est une des raisons pour lesquelles les stylistes de mode souhaitent vous demander de porter certaines de leurs créations. C’est pour eux un honneur et une fierté.

Puis-je ajouter une considération toute personnelle ? Votre élégance naturelle, votre silhouette, modèle de qualité et de modernité faite de vous le parfait ambassadeur pour notre marque.

Je vous remercie encore et toujours d’avoir porté cette fameuse veste au col « Mao » que j’avais dessiné pour vous en 1985 et que vous n’avez pas hésité à porter au conseil des ministres et à l’Assemblée nationale. Vous l’avez ensuite offerte au Musée de la mode et cette veste iconique fait désormais partie des collections.

Je suis fier de vous avoir habillé pendant plusieurs années.

Cher Jack, soyez heureux de ce que vous êtes, la communauté des femmes et des hommes créateurs de mode vous sont éternellement reconnaissants.

Paris, le 7 juin 2019.

Manfred Thierry Mugler

Cette lettre aura sans doute réchauffé le cœur du professeur de droit et ancien ministre.

L’objectif est de faire savoir que si des costumes ont été offerts à Jack Lang, ce n’était pas sans contrepartie pour les sociétés ayant offert les costumes. On retrouve ici la question du délit d’abus de biens sociaux (ABS) que nous avons déjà croisé à plusieurs reprises, notamment à propos de l’affaire Riwal. Une enquête préliminaire a été ouverte pour ABS, et l’on comprend que le fait de recevoir des costumes coûteux à titre de cadeaux pourrait constituer le délit de recel (d’ABS).

En clair, si un ministre accepte des cadeaux de la part du dirigeant d’une société, sans contrepartie, le dirigeant commet un ABS et le ministre qui en recueille sciemment le fruit commet le délit de recel.

Si le ministre, en échange de cadeaux, rend un service à la société, la situation est tout aussi grave, puisque c’est le délit de corruption qui pourrait avoir été commis.

Mais le seul fait de demander à un ministre d’être l’image de la marque en portant publiquement un costume reconnaissable n’est-il pas déjà constitutif d’une infraction?

Le journal Libération écrit:

Lang, figure emblématique de la gauche au pouvoir en tant qu’ancien ministre de la Culture puis de l’Education nationale, désormais en retrait de la vie politique quoique conservant un rond de serviette dans les allées du pouvoir en tant que président de l’Institut du monde arabe (IMA), est loin d’être à l’abri du besoin. Et, donc, toujours bien sapé. Son cas, moralement douteux, est toutefois pénalement défendable. En mars 2019, le parquet de Paris ouvrait une enquête préliminaire pour «abus de biens sociaux». A priori, libre au couturier Smalto de faire du placement de produit (plus ou moins masqué), fût-ce via un Jack Lang : si c’est un délit, alors plus d’un blogueur ou instagrameur mériterait d’être également poursuivi. A ce stade, aucun des protagonistes n’a encore été formellement entendu.

Mais il n’est pas sûr qu’un ministre ou un ancien ministre soit dans la même situation qu’un « blogueur ou un instagrameur » quand il s’agit de faire du placement de produit!

Le Code pénal comporte en effet un texte qui n’est pas souvent appliqué, mais qui pourrait jouer un rôle dans notre situation. On parle parfois de « délit de réclame financière ».

L’article 433-18 du Code pénal dispose ainsi:

Est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende le fait, par le fondateur ou le dirigeant de droit ou de fait d’une entreprise qui poursuit un but lucratif, de faire figurer ou de laisser figurer, dans une publicité réalisée dans l’intérêt de l’entreprise qu’il se propose de fonder ou qu’il dirige :
1° Le nom, avec mention de sa qualité, d’un membre ou d’un ancien membre du Gouvernement, du Parlement, du Parlement européen, d’une assemblée délibérante d’une collectivité territoriale, du Conseil constitutionnel, du Conseil d’Etat, du Conseil économique, social et environnemental, du Conseil supérieur de la magistrature, de la Cour de cassation, de la Cour des comptes, de l’Institut de France, du conseil de direction de la Banque de France ou d’un organisme collégial investi par la loi d’une mission de contrôle ou de conseil ;
2° Le nom, avec mention de sa fonction, d’un magistrat ou d’un ancien magistrat, d’un fonctionnaire ou d’un ancien fonctionnaire ou d’un officier public ou ministériel ;
3° Le nom d’une personne avec mention de la décoration réglementée par l’autorité publique qui lui a été décernée.
Est puni des mêmes peines le fait, par un banquier ou un démarcheur, de faire usage de la publicité visée à l’alinéa qui précède.

Le texte vise une « publicité réalisée dans l’intérêt de l’entreprise » dans laquelle « figure » « le nom, avec mention de sa qualité, d’un membre ou d’un ancien membre du Gouvernement ». Ce sont sans doute les publicités écrites qui sont visées, implicitement, davantage que les apparitions publiques en costume, mais  on comprend tout de même que le placement de produit ne doit pas être vu de la même manière pour un ancien ministre et un blogueur!

Bruno DONDERO

 

 

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Non-respect de la procédure des conventions réglementées = ABS automatique ? (Cass. crim., 25 sept. 2019, n° 18-83113, P+B+I)

La Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu le 25 septembre un arrêt aussitôt mis en ligne sur son site, et qui traite de l’abus de biens sociaux (ABS) commis par le dirigeant d’une société qui avait, à l’époque des faits, le statut de société par actions simplifiée (SAS). L’arrêt est destiné à publication sur les deux Bulletins de la Cour.

Les juges de première instance et la cour d’appel ont condamné l’ancien dirigeant de la société Bayer au titre de l’ABS commis en s’attribuant divers avantages sans se soumettre à la procédure des conventions réglementées. La Cour de cassation rejette le pourvoi formé par l’ancien dirigeant.

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La société Bayer était à l’époque des faits une SAS.

 

Pour rappel, l’abus de biens sociaux consiste, de la part des dirigeants d’une société pour laquelle le délit est prévu (comme les SA et les SAS) à:

« faire, de mauvaise foi, des biens ou du crédit de la société, un usage qu’ils savent contraire à l’intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement » (art. L. 242-6 C. com.)

L’arrêt est déjà un peu curieux sur la forme, en ce qu’il s’agit d’un arrêt de rejet qui comporte un visa, mais cela se rencontre parfois. Mais c’est surtout sur le fond que l’arrêt est surprenant. Il appelle des explications au regard du régime appliqué à la société, qui était une SAS et qui se voit appliquer les règles de la SA (I), mais c’est surtout au regard de la manière dont le délit d’ABS est caractérisé que l’on peut être critique (II).

I – Les règles de la SA appliquées à la SAS.

La société par actions simplifiée est aujourd’hui beaucoup plus répandue (il y en a plus de 700.000 en France) que la société anonyme (moins de 30.000). Le régime de la SAS emprunte beaucoup à celui de la SA, puisque l’article L. 227-1 du Code de commerce, premier texte (très riche) sur la SAS, dispose notamment que:

Dans la mesure où elles sont compatibles avec les dispositions particulières prévues par le présent chapitre, les règles concernant les sociétés anonymes, à l’exception de l’article L. 224-2, du second alinéa de l’article L. 225-14, des articles L. 225-17 à L. 225-102-2, L. 225-103 à L. 225-126L. 225-243, du I de l’article L. 233-8 et du troisième alinéa de l’article L. 236-6, sont applicables à la société par actions simplifiée. Pour l’application de ces règles, les attributions du conseil d’administration ou de son président sont exercées par le président de la société par actions simplifiée ou celui ou ceux de ses dirigeants que les statuts désignent à cet effet.

On comprend du texte précité que les dispositions sur les organes de direction et de contrôle de la SA (conseil d’administration, directoire et conseil de surveillance) ne sont PAS applicables à une SAS.

La SAS peut cependant (1) recopier dans ses statuts les règles légales de fonctionnement de la SA, (2) opérer des renvois spéciaux (« la SAS régie par les présents statuts dispose d’un conseil d’administration, fonctionnant conformément à l’article L. 225-37 du Code de commerce ») ou bien encore (3) opérer un renvoi général (« la présente société est régie, dans le silence de ses statuts, par les dispositions légales et réglementaires applicables à la SA »).

La Cour de cassation relève ici que l’article 1er des statuts de la SAS Bayer prévoyait qu’elle était régie par les règles applicables aux SA. Cela surprend un peu, car c’est sans doute une formulation du type du (3) précitée qui avait été retenue, avec une application du régime de la SA en cas de silence des statuts, plutôt qu’une soumission générale au régime de la SA. Ce serait en effet étonnant de constituer une SAS dont l’ensemble du régime serait celui de la SA…

Il doit cependant être possible à une SAS de faire de larges emprunts au régime légal de la SA, et cela peut concerner la procédure des conventions réglementées, c’est-à-dire la procédure de contrôle des conventions conclues entre la société et son dirigeant. Ce sont là des conventions sensibles car impliquant une situation de conflit d’intérêts, le dirigeant représentant la société à une convention tout en y étant personnellement partie. Je ne crois pas qu’en pratique les SAS fassent souvent un emprunt au régime légal de la SA sur ce domaine, car la SAS est déjà dotée de règles légales de contrôle des conventions réglementées (approbation a posteriori par les associés – art. L. 227-10 et L. 227-11 C. com.). Le lourd régime de la SA (avec autorisation préalable par le conseil d’administration ou de surveillance et approbation a posteriori par l’assemblée des actionnaires) va ainsi faire double emploi avec le dispositif légal. Mais on pourrait en théorie avoir mis en place un tel système cumulatif, et c’est peut-être ce qui avait été fait en l’espèce.

Ce qui est plus curieux, c’est que l’ABS reproché au dirigeant de la société Bayer se fonde semble-t-il seulement sur le non-respect du dispositif légal des conventions réglementées de la SA. Si les statuts de la SAS font un renvoi au régime légal de la SA, est-il si évident que cela puisse entraîner aussi le jeu de sanctions pénales en cas de non-respect des règles « empruntées »? Ce n’est pas évident, et ce d’autant plus que l’ABS apparaît ici caractérisé du seul fait du non-respect de ces règles…

 

II – L’ABS caractérisé du seul fait du non-respect de la procédure des conventions réglementées.

C’est en cela que l’arrêt de la Chambre criminelle surprend le plus. La Cour juge:

Attendu que, pour déclarer M. X… coupable des abus de biens sociaux susmentionnés, l’arrêt retient notamment que l’article 1er des statuts de la société Bayer, qui était, à l’époque des faits, une société par actions simplifiées, prévoyait qu’elle était régie par les règles applicables aux sociétés anonymes, que l’intégration du prévenu dans le plan de sauvegarde pour l’emploi et l’avance qu’il a perçue sur son indemnité de départ correspondaient à des conventions réglementées qui devaient, aux termes des articles visés dans la prévention, être soumises à l’approbation préalable du conseil de surveillance, ce que l’intéressé s’est délibérément abstenu de faire ;

Attendu qu’en l’état de ces énonciations, et dès lors que, d’une part, l’octroi au dirigeant du bénéfice d’un plan de sauvegarde pour l’emploi ou d’un dispositif de départ anticipé à la retraite mis en place par la société correspond à une convention réglementée, soumise aux dispositions des articles L. 225-86 et L. 225-88 du code de commerce, d’autre part, l’article L.244-1 du Code de commerce prévoit que les articles L. 242-1 à L. 242-6, L. 242-8, L. 242-17 à L. 242-24 du même code s’appliquent aux sociétés par actions simplifiées et que les peines prévues pour le président, les administrateurs ou les directeurs généraux des sociétés anonymes sont applicables au président et aux dirigeants des sociétés par actions simplifiées, la cour d’appel a justifié sa décision sans méconnaître aucun des textes visés au moyen ;

Parce que la convention était une convention réglementée, que le dirigeant aurait dû soumettre à l’autorisation préalable du conseil de surveillance, par application des règles légales de la SA (1er attendu) et parce que les dispositions pénales sanctionnant l’ABS relatives à la SA sont applicables à la SAS (2nd attendu), la cour d’appel n’aurait pas encouru la critique qui lui était adressée par le dirigeant condamné.

Celui-ci soutenait surtout que l’on avait fait application à une SAS de dispositions relevant du régime légal d’une autre société.

Mais ce qui surprend finalement le plus, c’est le fait qu’à lire l’arrêt de la Cour de cassation, on a l’impression que les juges considèrent que le seul fait de ne pas respecter la procédure des conventions réglementées suffit à caractériser le délit d’ABS.

Disons-le clairement: cela ne serait pas une solution acceptable.

La procédure des conventions réglementées doit être respectée, bien entendu, mais elle a des sanctions propres: nullité de la convention dans certains cas, responsabilité civile.

L’ABS est de son côté une infraction qui suppose que l’on caractérise un acte (1) contraire à l’intérêt social, (2) favorisant l’intérêt personnel du dirigeant et (3) commis de mauvaise foi.

Ne pas respecter la procédure des conventions réglementées peut être un indice de la commission d’un ABS, parce que le dirigeant ne veut pas soumettre au conseil d’administration ou de surveillance un acte qu’il sait lésionnaire pour la société. Mais en aucun cas le seul manquement à la procédure des conventions réglementées, en admettant que le régime légal de la SA pouvait recevoir application à une SAS, ne saurait suffire à caractériser un ABS!

Il est en ce sens regrettable que l’arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation laisse entendre le contraire.

Bruno Dondero

 

 

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La faute séparable des fonctions, notion has been ? (Cass. crim., 5 avril 2018, deux arrêts)

Deux arrêts de la Chambre criminelle de la Cour de cassation rendus le 5 avril 2018 (l’un destiné à publication au Bulletin, n° 16-87669, l’autre non, n° 16-83961, et non encore accessibles sur Legifrance) font douter de l’admission par cette formation de la notion de faute séparable des fonctions du dirigeant. Jusqu’à présent, la preuve d’une telle faute était requise pour qu’un tiers puisse engager la responsabilité personnelle du dirigeant d’une société ou plus largement de l’organe d’une personne morale. A défaut, si la faute n’est pas séparable des fonctions, seule la responsabilité de la société ou de la personne morale peut être engagée.

Ce sont des décisions qui vont certainement faire l’objet de nombreux commentaires.

 

 

 

Cass. crim., 5 avril 2018, n° 16-87669, à paraître au Bulletin.

Le premier arrêt concerne le dirigeant X d’une société A, auquel un vendeur de véhicules V reprochait d’avoir revendu des véhicules qui étaient grevés d’une clause de propriété et qui, n’ayant pas été intégralement payés, étaient encore de la propriété de V. Le juge de première instance relaxe X, et un appel est formé par le vendeur V, ce qui restreint la saisine de la cour d’appel aux seuls intérêts civils. Elle condamne X à verser des dommages-intérêts à V.

Le dirigeant condamné forme un pourvoi en cassation et reproche notamment à l’arrêt d’appel d’avoir retenu à sa charge une faute séparable des fonctions sans expliquer en quoi il aurait commis une faute d’une gravité particulière incompatible avec l’exercice normal de ses fonctions sociales.

Son pourvoi est rejeté « dès lors que le grief tiré du défaut d’établissement d’une faute d’une particulière gravité incompatible avec l’exercice normal des fonctions sociales constituant une faute séparable des fonctions sociales est inopérant, les juges n’ayant pas à s’expliquer sur l’existence d’une telle faute pour caractériser une faute civile démontrée à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite ».

Cass. crim., 5 avril 2018, n° 16-83961

Le second arrêt concerne le dirigeant d’une société qui emploie des salariés de manière non conforme aux règles du Code du travail sur la durée du travail à temps partiel et à la rémunération des heures complémentaires. Le tribunal de police le condamne pénalement et civilement, et en appel, la condamnation civile est confirmée.

Le dirigeant condamné forme un pourvoi en cassation et reproche notamment à l’arrêt d’appel d’avoir reconnu à sa charge une faute séparable des fonctions alors qu’une contravention ne serait pas une infraction intentionnelle constitutive d’une telle faute.

Son pourvoi est rejeté « dès lors que le prévenu, devant répondre des infractions dont il s’est personnellement rendu coupable, quand bien même elles ont été commises dans le cadre de ses fonctions de dirigeant social et ne constituent que des contraventions, engage sa responsabilité civile à l’égard des tiers auxquels ces infractions ont porté préjudice ». Il est ajouté que « le moyen, inopérant en ce qu’il se prévaut en ses quatre branches du caractère séparable desdites fonctions de la faute imputée [au dirigeant], ne saurait être accueilli ».

Analyse

Une fois qu’on a lu ces deux arrêts, on croit un peu moins que la faute séparable des fonctions est nécessaire pour que le dirigeant soit condamné à indemniser les tiers des conséquences de la faute qu’il commet… du moins aux yeux de la Chambre criminelle de la Cour de cassation.

Rappelons qu’une telle faute est requise pour que l’organe d’une personne morale, et particulièrement le dirigeant d’une société, puisse voir sa responsabilité civile engagée par les tiers. Cette faute est définie depuis une quinzaine d’années comme celle qui est (1) commise intentionnellement, (2) d’une particulière gravité et (3) incompatible avec l’exercice normal des fonctions sociales.

La jurisprudence de la Cour de cassation, en son dernier état, apparaissait unanime sur la question de la responsabilité civile du dirigeant qui avait commis une infraction pénale intentionnelle : il y avait là une faute séparable des fonctions, engageant la responsabilité civile personnelle du dirigeant (v. particulièrement Cass. com., 28 sept. 2010, n° 09-66255, publié au Bull.).

Parce que les contraventions, infractions moins graves, ne supposent pas que soit rapportée la preuve de l’intention de les commettre, la commission d’une telle infraction n’était pas synonyme de faute séparable des fonctions. Mais il n’était pas dit que l’auteur d’une ou plusieurs contraventions ne pourrait jamais se voir imputer une faute séparable des fonctions ; il est en effet concevable qu’une faute séparable de reconnaître une telle intention, même si elle n’était pas requise pour que l’infraction pénale soit constituée.

On se disait qu’il était normal que la Chambre criminelle de la Cour de cassation marque son hostilité à la notion de faute séparable des fonctions lorsqu’un dirigeant était condamné pénalement pour commission d’une infraction intentionnelle (v. par ex. Cass. crim., 21 nov. 2017, n° 16-82948). En ce cas, la faute était nécessairement séparable.

Mais les deux arrêts du 5 avril 2018 semblent marquer une hostilité de la Chambre criminelle à l’admission même de la notion. L’une et l’autre décision soulignent que cette formation de la Cour de cassation n’attache pas d’importance à la démonstration d’une faute séparable des fonctions quand un tiers recherche la responsabilité du dirigeant d’une société.

L’arrêt publié au Bulletin affirme que les juges du fond n’ont pas à s’expliquer sur l’existence d’une telle faute. Quant à l’autre décision, s’il est vrai que l’on n’avait pas beaucoup à attendre de la thèse selon laquelle la commission d’une contravention écarterait la qualification de faute séparable des fonctions, elle voit tout de même la Cour de cassation qualifier le moyen de cassation d’ « inopérant » en ce qu’il était fondé sur la faute séparable des fonctions.

En clair, le 5 avril 2018 n’était pas un bon jour pour la faute séparable des fonctions !

Et ensuite ?

Si la Chambre criminelle devait persister à ne pas croire en la notion de faute séparable des fonctions, il faudrait sans doute que soit réunie une formation mixte de la Cour de cassation (chambre mixte ou assemblée plénière) pour dire si cette notion a encore droit de cité dans notre droit des personnes morales.

Un élément intéressant tient au fait que le projet de réforme de la responsabilité civile qui a été diffusé en mars 2017 par la Chancellerie ne comportait pas de reconnaissance de la théorie de la faute séparable des fonctions de l’organe d’une personne morale. La responsabilité des personnes morales était abordée par un court article (possible art. 1242 du Code civil curieusement placé entre crochets : « [La faute de la personne morale résulte de celle de ses organes ou d’un défaut d’organisation ou de fonctionnement] »), assez malvenu car rendant plus compliquée la mise en jeu de la responsabilité des personnes morales. La seule reconnaissance de la notion de faute séparable, ou d’une notion proche, concernait le préposé (art. 1249, al. 4 : « Le préposé n’engage sa responsabilité personnelle qu’en cas de faute intentionnelle, ou lorsque, sans autorisation, il a agi à des fins étrangères à ses attributions »).

Bruno DONDERO

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Le mal insidieux qui frappe François Fillon a aussi une composante juridique

François Fillon, candidat à une élection majeure, désigné après une primaire ayant fait se déplacer des millions de personnes, est depuis deux semaines au centre d’un tourbillon politico-médiatique que lui et ses soutiens n’ont pas été capables de dissiper.

Un mal insidieux affecte celui qui apparaissait déjà comme le prochain président de la République, et c’est un mal qui est lié – aussi – au droit et à ses complexités.

La tempête dans laquelle François Fillon est pris contient en effet des éléments juridiques.

On parle d’emploi fictif, de conflit d’intérêts, de corruption, mais ces éléments sont à la fois diffus et imprécis, ce qui les rend particulièrement difficiles à saisir pour le public, autrement que d’une manière très négative pour François Fillon, et très difficiles à combattre pour celui-ci.

Le débat porte essentiellement sur une accusation d’emploi fictif et de manière sous-jacente, sur une question de conflit d’intérêts.

Un emploi fictif… ou une relation de travail insuffisamment formalisée ?

On a rapidement parlé d’emploi fictif à propos de l’activité d’assistante parlementaire de Pénélope Fillon. Là où la meilleure défense aurait été la présentation faite avec autorité d’éléments concrets illustrant le caractère réel d’une activité d’assistante, rien de tel n’a été fourni. L’effet politique et médiatique a été désastreux. Mais du point de vue du droit, il n’est pas sûr que la situation soit si critiquable.

L’article 432-15 du Code pénal, texte sur le détournement de fonds par une personne dépositaire de l’autorité publique, est rédigé de manière assez large pour que l’infraction soit constituée si un parlementaire verse consciemment des rémunérations à une personne qui ne fournit aucune activité en contrepartie. Le bénéficiaire des sommes, dans cette situation, commettrait quant à lui l’infraction de recel. Ce serait une situation d’emploi fictif. Mais est-ce vraiment de cela qu’il s’agit ?

Les déclarations de Mme Fillon montrent surtout qu’elle n’était manifestement pas au courant de son statut de salariée de son mari. Mais c’est que la relation de travail est brouillée par le statut de conjoint.

Il est très fréquent que les époux, les concubins, les pacsés, travaillent ensemble, sans que le droit trouve à y redire. Mieux, il favorise ce genre de situation. Si le travail nous occupe tant, au détriment de nos vies familiales, la solution ne serait-elle pas d’encourager le travail en famille ?

Cet encouragement a pris, en droit, différentes formes. Le conjoint du chef d’entreprise fait depuis longtemps l’objet de règles particulières, au sein du Code civil, du Code du travail ou du Code de commerce, règles qui visent notamment à prendre en compte le travail qu’il va fournir, pour aider sa moitié, quand bien même ce travail ne serait pas formalisé par un contrat en bonne et due forme, ou par l’attribution d’un statut d’associé au sein de l’entreprise familiale.

C’est que le droit a compris depuis longtemps que le cumul de la qualité de conjoint et de collaborateur du chef d’entreprise pouvait créer des incertitudes.

Etre en couple, c’est partager la vie quotidienne, et c’est aussi, pour beaucoup de conjoints, partager les tâches administratives, les appels téléphoniques, la gestion d’un agenda, les dîners et rendez-vous avec les tiers, bref, beaucoup de choses qui pourraient rentrer dans une activité d’assistant parlementaire… ou dans celle d’une « femme au foyer » qui donnerait régulièrement un coup de main à son époux député…

Si Pénélope Fillon n’avait pas conscience de son statut de salariée, c’est peut-être que son employeur ne l’avait pas suffisamment informée sur ses droits… La défense de François Fillon, qui a dans un premier temps parlé de la misogynie des journalistes qui évoquaient l’activité de son épouse, n’a en tous les cas pas aidé à clarifier la situation.

Mais ce qui « plombe » la situation du candidat des Républicains, c’est aussi le venin du conflit d’intérêts, réel ou présumé.

Une situation de conflit d’intérêts ?

Les conflits d’intérêts sont partout, ou plutôt, on peut en voir partout.

Si l’employeur et sa salariée sont mari et femme, par exemple, il y a un conflit d’intérêts, lié au cumul de qualités d’employeur et d’époux. L’employeur aura peut-être pour la salariée absentéiste ou incompétente dans son travail une complaisance excessive, qui pourra nuire à l’entreprise. Il est aussi possible que l’entreprise soit parfaitement gérée, et que l’employeur traite son épouse salariée comme tout autre salarié de l’entreprise. Il n’empêche : la situation recèle un conflit d’intérêts, puisque tout époux est naturellement porté à favoriser son conjoint.

En réalité, toute relation entre deux êtres humains est potentiellement conflit d’intérêts, dès lors que l’un d’eux exerce une activité où l’objectivité, l’indépendance, l’impartialité sont requises. Les policiers ont des amis, les hommes politiques ont des fournisseurs, les juges ont des voisins, etc.

Reste simplement à savoir comment nous traitons, en droit, les conflits d’intérêts. Certaines situations sont interdites, parce qu’elles constituent des faits de corruption, d’atteinte au bon fonctionnement de la justice, etc. D’autres situations sont encadrées, tandis que d’autres encore sont tolérées, c’est-à-dire qu’elles sont laissées à la discrétion des personnes concernées.

L’emploi par un député de son conjoint comme assistant parlementaire était initialement toléré. Par la suite, le législateur a limité les sommes que le député peut verser à son conjoint, et il a aussi imposé plus de transparence sur ces pratiques.

Même si cela n’est pas interdit par la loi française, est-il souhaitable pour autant que les parlementaires salarient leur famille ? La pratique est répandue, mais elle fait peser sur les parlementaires le soupçon de népotisme. Il est possible que la loi française évolue vers une interdiction, et l’on peut se dire aujourd’hui, au vu de la curée médiatique à laquelle on assiste, que dans le doute, mieux vaut éviter d’employer sa famille lorsque l’on est député ou sénateur. Mais le problème est que l’on trouvera toujours plus vertueux que soi. Le café offert par un électeur n’est-il pas le premier pas dans la corruption ?

Si l’on reproche aujourd’hui les emplois attribués aux proches des parlementaires, ne trouvera-t-on pas demain des liens d’amitié, de voisinage, etc. entre les parlementaires et leurs assistants, liens que l’on qualifiera d’inadmissibles ? N’ira-t-on pas, éventuellement, leur reprocher leur appartenance à la même famille… politique ?

Ce qui frappe aujourd’hui François Fillon pourrait en frapper bien d’autres demain.

Le conflit d’intérêts est une notion subjective, et c’est bien de cette subjectivité que souffre François Fillon aujourd’hui. La situation peut être tolérée par le droit, ou l’avoir été, si l’on est pointé du doigt comme ayant profité d’un « conflit d’intérêts », alors on n’est plus irréprochable. Et si l’on ne met pas en place très tôt une ligne de défense ferme…

Bruno DONDERO

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Eléments de procédure pénale utiles pour comprendre l’affaire Fillon

Le Club des Juristes est un think tank juridique, qui regroupe comme son nom l’indique des professionnels du droit: avocats, juges, directeurs juridiques, universitaires, etc. Ce cercle (qui accueille aussi l’auteur de ce blog) a la bonne initiative de mettre en ligne sur son propre blog des éléments de réponse sur l’affaire Fillon, donnés par mon éminent collègue pénaliste, le professeur Didier Rebut.

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Je vous renvoie à la lecture de ce billet, qui répond à trois questions, et exprime notamment l’idée que si la procédure d’enquête diligentée par le parquet va si vite, ce n’est sans doute pas pour nuire à François Fillon, mais au contraire pour perturber le moins possible la campagne présidentielle. Si l’affaire se révélait infondée, mieux vaudrait qu’elle soit déclarée comme telle le plus en amont des élections.

Surtout, le professeur Rebut fait un point de procédure pénale qui mérite d’être souligné.

François Fillon avait dit que s’il était mis en examen, il retirerait sa candidature. Certains, dans son propre camp, n’attendent d’ailleurs pas pour brandir une notion juridique que les civilistes connaissent bien (car consacrée récemment par la réforme du droit des contrats), et qui est celle de caducité, caducité de la primaire de la droite et du centre.

Mais, nous dit Didier Rebut dans l’article précité, il y a trois issues possibles à l’enquête actuelle, et la mise en examen, c’est-à-dire le renvoi de l’affaire à un juge d’instruction  (scénario n° 1) , chargé de faire des investigations supplémentaires, est selon lui la moins vraisemblable. Il est aussi possible (scénario n° 2) que le parquet décide qu’aucune infraction n’a été commise et procède à un classement sans suite. Il est enfin possible  (scénario n° 3) que le parquet national financier saisisse directement la juridiction de jugement, c’est-à-dire le tribunal correctionnel.

Cette procédure de citation directe verrait un ou plusieurs des protagonistes de l’affaire renvoyé(s) devant le tribunal correctionnel.

Le scénario du retrait s’imposerait sans doute d’autant plus dans cette situation.

Bruno DONDERO

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La meilleure réponse à une accusation d’emploi fictif: prouver l’exercice d’une activité

En 48 heures, le débat public est saturé d’une nouvelle « affaire », relative à l’épouse de François Fillon, dont le Canard enchaîné détaille la carrière d’assistante parlementaire de son mari puis de son suppléant, et les activités pour une publication, la Revue des deux mondes. L’accusation est simple: Mme Fillon n’aurait pas véritablement travaillé.

Le jour même de la publication du journal, le parquet national financier annonce ouvrir une enquête préliminaire visant trois infractions: détournement de fonds publics, abus de biens sociaux et recel de ces délits

Sans parti pris politique, il n’est pas inutile de faire un point juridique sur le dossier, en évoquant les infractions visées et les peines encourues (I), puis ce qui apparaît être la réponse la plus efficace (II). On touchera aussi un mot de la prescription (III).

I – Les infractions visées et les peines encourues.

Du point de vue du droit pénal, l’accusation est grave, et ce pour toutes les parties en cause: à la fois pour ceux qui ont permis que les versements interviennent et pour celle qui les a perçus.

Trois textes sont concernés, deux articles du Code pénal, et un du Code de commerce.

L’article 432-15 du Code pénal dispose que « Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l’un de ses subordonnés, de détruire, détourner ou soustraire un acte ou un titre, ou des fonds publics ou privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission, est puni de dix ans d’emprisonnement et d’une amende de 1 000 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit de l’infraction. »

L’article 321-1 du Code pénal sanctionne quant à lui le recel, c’est-à-dire « le fait de dissimuler, de détenir ou de transmettre une chose, ou de faire office d’intermédiaire afin de la transmettre, en sachant que cette chose provient d’un crime ou d’un délit« . Ce délit est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende, sanctions qui montent à 10 ans et 750.000 euros lorsque le recel est « commis de façon habituelle ou en utilisant les facilités que procure l’exercice d’une activité professionnelle » (art. 321-2).

Le dernier texte qui nous intéresse est l’article L. 242-6, 3° du Code de commerce, qui sanctionne l’infraction d’abus de biens sociaux. La Revue des deux mondes étant exploitée par une société anonyme, c’est le texte applicable. Si le dirigeant d’une société, en l’occurrence une société d’édition, rémunère une personne sans contrepartie, en connaissance de cause et pour rendre service à une relation, alors il y a abus de biens sociaux, et l’on peut aussi condamner le bénéficiaire des sommes pour recel (voir paragraphe précédent).

II – La réponse la plus efficace: la preuve de l’exercice d’une activité.
Qu’il s’agisse de l’infraction de détournement ou de celle d’abus de biens sociaux, le moyen le plus efficace de démontrer que l’infraction n’est pas constituée est simple: il faut établir qu’une activité a été effectivement exercée, que ce soit dans le cadre de l’emploi d’assistante parlementaire ou au bénéfice de la société d’édition.
Cette preuve étant rapportée, il n’y aura plus de détournement de fonds au sens de l’article 432-15 du Code pénal, ni d’acte contraire à l’intérêt de la société d’édition, au sens de l’article L. 242-6 du Code de commerce.
Notons qu’à l’époque où Mme Fillon intervient comme assistante parlementaire, il n’était pas requis de son employeur, M. Fillon puis son suppléant, qu’il indique sur sa déclaration d’intérêts son nom et le montant de sa rémunération (cela a été imposé en 2013 par la loi organique n° 2013-906 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique).
III – La prescription?
Notons que si les rémunérations ont été versées au plus tard en 2012, l’action pénale est prescrite, puisque c’est un délai de trois ans à compter de la commission des faits qui s’applique (art. 8 du Code de procédure pénale).
Se pose la question de la dissimulation éventuelle des faits, qui pourrait entraîner un report du point de départ du délai de trois ans. Celui-ci ne commencerait à courir que le jour de la révélation. Il n’est cependant pas sûr que la « révélation » par le Canard enchaîné implique une « dissimulation ». Il faudra voir si une situation d’emploi fictif, en admettant qu’elle existe, a véritablement été dissimulée.
Comme on le voit, il sera beaucoup plus simple d’établir que les prestations fournies par Mme Fillon n’avaient pas un caractère fictif.
Bruno DONDERO

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« Panama papers »: pourquoi recourt-on aux sociétés offshore?

« Panama papers »… Ces mots intriguent et font rêver. Que sont ces papiers qui viennent du Panama ? Il s’agit en réalité d’une suite considérable de révélations qui viennent relancer de très nombreux dossiers, médiatisés ou non, de ces dernières années, et parfois beaucoup plus anciens.

On pourrait d’ailleurs être surpris de voir la manière dont la presse met en scène les révélations à venir, en annonçant même un programme de la semaine… Et puis on se dit que c’est après tout normal que les entreprises de presse communiquent sur leur travail.

Sur le fond du sujet, le mécanisme des sociétés offshores apparaît assez mystérieux, et il y a le danger pour toute personne impliquée de près ou de loin dans la création ou le fonctionnement d’une société offshore de se voir mêlée à ce qui apparaît comme étant systématiquement un délit.

La constitution d’une société offshore n’est pas en soi nécessairement répréhensible. Mais il est aussi concevable que cette société soit le support d’opérations illégales, de blanchiment, etc.

L’est-elle souvent ? Elle l’est de manière suffisante pour que l’on veuille contrôler l’utilisation des sociétés offshore avec attention, mais tout le problème vient de ce qu’elles sont précisément difficiles à contrôler.

Qu’est-ce qu’une société offshore ?

« Offshore » signifie « au-delà du rivage », et les sociétés offshore sont parfois qualifiées de « non résidentes ».

On parle ici de sociétés, c’est-à-dire de personnes morales, de personnes qui n’existent que du point de vue du droit. Le concept de résidence est donc un peu particulier. S’agissant de sociétés, elles ont un Etat de rattachement. On n’est pas dans une idée d’organisme décentralisé comme l’affectionnent les acteurs du bitcoin et de la blockchain ! 

Une société est forcément constituée sous le droit d’un Etat donné dans le monde, et sa qualité de personne morale, c’est-à-dire de sujet de droit pouvant conclure des contrats, pouvant encaisser des sommes d’argent ou faire des paiements, pouvant être propriétaire d’un bien, lui vient du droit sous lequel elle est constituée.

En règle générale, l’Etat de constitution de la société tient un registre des sociétés qui se sont constituées sur son territoire et y ont établi leur siège social.

Mais établir un siège peut n’être qu’un acte purement formel.

Une société offshore a son siège dans un Etat A (le Panama par exemple) mais exerce toute son activité dans un Etat B (la France, pourquoi pas).

 La société est donc bien résidente de l’Etat A, du point de vue juridique et administratif, mais son activité réelle, c’est-à-dire l’entreprise que la société exploite, ou les biens immobiliers dont la société est propriétaire, sont localisés dans l’Etat B.

Pourquoi faire des sociétés offshore ?

Il peut y avoir des objectifs licites à créer une société offshore, et cela mérite d’être dit.

On peut tout d’abord aller chercher à l’étranger une forme juridique que l’on ne trouve pas dans un autre Etat. Ce phénomène de « law shopping » se rencontre ainsi même en Europe, entre Etats de l’Union européenne.

Les Etats proposent des organisations aux entreprises, c’est-à-dire que chaque Etat propose aux sociétés une ou plusieurs formes juridiques.

Des Etats peuvent ainsi proposer des organisations plus ou moins performantes, avec un contrôle plus ou moins fort des associés sur l’action des dirigeants, un capital social requis plus ou moins élevé, et ainsi de suite.

Il est certain que les sociétés du Panama, encadrées par une loi de 1927 assez courte, sont assez attractives en termes de simplicité dans leur fonctionnement.

Comme le résume le site d’un cabinet d’avocats du Panama (http://www.benedetti.com.pa/serv_07/pana_corp_law.html) qui fait la liste des avantages des sociétés panaméennes :

« a. Shares may [be] issued to the bearer or in registered form. b. Shares may be issued in any currency. c. There is no minimum capital required, and may be issue[d] with or without nominative value. d. The corporation may have an office anywhere in the world. e. There is no need to file annual reports or income tax returns. f. Income from foreign operations are tax exempt. g. Shareholders meetings and Board of Directors meetings may be held in any part of the world. h. There is no requirement to hold regular or annual directors or shareholders meetings. i. Panama has no exchange controls nor money restrictions. »

Les points e, f et h seront regardés avec une attention particulière : pas de rapport annuel ni de déclaration de revenus à faire (e), pas d’imposition des opérations faites à l’étranger (f), et pas de réunion à tenir pour le conseil d’administration ou les assemblées d’actionnaires (h)…

Le site évoque une loi de 1997 modernisant le droit des sociétés panaméen, mais avec l’intention de le rendre « more flexible, efficient and in position to compete with the new offshore centers that have arised around the world lately« !

On peut discuter du point de savoir s’il est licite pour des entrepreneurs d’aller chercher une forme juridique étrangère pour leur société au motif qu’elle les dispense de respecter des règles qui s’imposeraient à eux s’ils appliquaient le droit de leur Etat d’origine.

Lorsqu’une société réunit des associés de différentes nationalités, l’argument porte moins, car la société offshore peut être un compromis (ex. : des entrepreneurs français et chinois investissant en Chine via une structure basée à l’Ile Maurice).

Mais on peut se demander s’il est normal qu’une entreprise exploitée en France par des entrepreneurs français voie ceux-ci constituer une société au Panama…

Où commence le caractère répréhensible de la société offshore ?

Une entreprise, un particulier ou les conseils des entreprises ou des particuliers peuvent être tentés par la mise en place d’une organisation reposant sur des sociétés offshore.

Recourir à une organisation située à l’étranger introduit forcément de la complexité dans tout schéma d’organisation d’une entreprise ou d’un patrimoine.

Et cette complexité peut être un premier avantage offert par les sociétés offshore. Si une entreprise est établie en France, et est exploitée par une société constituée et immatriculée en France, dont les associés sont résidents en France, il est facile pour l’administration fiscale ou pour le juge français de contrôler comment les flux financiers circulent de l’entreprise à la société et à ses associés.

Si l’entreprise est exploitée par une société offshore, la connaissance des associés suppose la consultation d’une documentation en anglais ou dans une autre langue, l’identification des sources d’information correctes, et en admettant que ces sources soient coopératives, il est déjà beaucoup plus compliqué de lire la structure juridique et financière.

Si vous multipliez les sociétés, réparties dans plusieurs Etats, en admettant qu’ils soient tous coopératifs, vous rendez beaucoup plus difficile la compréhension du fonctionnement de votre entreprise. Le simple fait de constituer des sociétés à l’étranger complique ainsi déjà la tâche de celui qui enquête sur le fonctionnement d’une activité.

Mais tous les Etats ne sont pas coopératifs, et c’est là aussi le problème.

L’Etat d’implantation d’une société peut ne pas donner suite, ou pas assez vite, aux demandes d’information que lui adresseront les autorités d’autres Etats.

Ce faisant, la mise en place d’une société offshore permet de mettre en place des écrans opaques. Vous savez que le propriétaire d’un bien donné est une société X, vous savez que la société X est une société de droit panaméen, par exemple, mais vous savez pas qui sont ses actionnaires.

Si vous voulez le savoir, il faut faire des démarches auprès de l’autorité auprès de laquelle la société a été constituée. Mais il n’est pas sûr que cela aboutisse.

Précisons que les démarches sont parfois très simples. En France, vous avez accès par le registre du commerce et des sociétés à la liste des associés de certaines formes sociales et la lecture des statuts de la société, s’ils sont à jour, permet de connaître ces informations pour d’autres sociétés (les SARL, par exemple, doivent mentionner dans leurs statuts la répartition des parts entre les associés). Mais pour les sociétés par actions, vous n’avez pas accès à la liste des actionnaires de manière si simple.

Mais au-delà de la difficulté qu’il peut y avoir à comprendre où et à quelle autorité adresser ses demandes, il est possible que tel ou tel Etat ne donne tout simplement pas suite aux demandes qui lui sont faites.

Voilà surtout en quoi la mise en place d’une structure offshore, si elle est faite dans un Etat non coopératif, peut rendre une activité illégale indétectable : vous ne pourrez jamais faire le lien entre l’associé et la société.

L’associé peut ainsi jouir d’un bien de propriété de la société, mais vous ne saurez pas qu’il contrôle la société. La société peut lui verser des sommes d’argent, mais cela intervient sur un compte à l’étranger, et vous ne savez même pas qu’il y a un lien entre la société et l’associé…

Notons que le droit français prévoit des peines aggravées pour certaines infractions (abus de biens sociaux, fraude fiscale) lorsque l’infraction est réalisée ou facilitée par l’usage de comptes ou de sociétés situés à l’étranger (loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière).

Et la fiscalité dans tout ça ?

Un avantage des sociétés offshore tient aussi à la fiscalité. L’Etat d’accueil, s’il veut encourager l’implantation de sociétés offshore, ne va que très peu imposer les sociétés qui se domicilient sur son territoire.

La création d’une société offshore n’est cependant pas nécessairement synonyme de défiscalisation totale, dès lors que les Etats disposent de différents moyens pour étendre leur fiscalité aux sociétés qui ne sont que formellement non résidentes mais exercent des activités sur le territoire de ces Etats.

Simplement, il est plus difficile d’identifier une distribution de dividendes bénéficiant à un contribuable donné s’il est impossible de savoir si ce contribuable est associé de la société, et si la distribution intervient au surplus dans un Etat étranger non coopératif…

Bruno DONDERO

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Mise en examen de M. Copé: l’importance de l’élément intentionnel

Jean-François Copé a été mis en examen pour abus de confiance ce mardi 3 février. L’abus de confiance, faut-il rappeler, est un délit pénal réprimé par l’article 314-1 du Code pénal. Il est constitué quand une personne « détourne, au préjudice d’autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu’elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d’en faire un usage déterminé« . Ce délit a un champ d’application très large, car il concerne toute personne qui manie les fonds d’autrui, et notamment tous les dirigeants de groupements: sociétés, associations, syndicats, et aussi les partis politiques.

NB: s’agissant des sociétés, le régime de certaines d’entre elles (SARL, sociétés par actions) prévoit un « abus de confiance » spécial: le délit d’abus de biens sociaux (ABS).

Il est reproché à Jean-François Copé d’avoir utilisé les fonds de l’UMP pour régler les pénalités dues à titre personnel par Nicolas Sarkozy à la suite du rejet de ses comptes de campagne.

La situation soulève cependant un certain nombre d’interrogations au regard du droit pénal.

Tout d’abord, si l’abus de confiance consiste en l’utilisation des fonds de l’UMP dans un autre intérêt que celui de ce groupement, on peut se demander si le paiement des pénalités dues par N. Sarkozy n’était pas conforme à l’intérêt de l’UMP. Pourrait se poser aussi la question de la nature des pénalités infligées à M. Sarkozy: sommes remboursables dans le prolongement du « mandat » donné par l’UMP à son candidat, ou amende que seul le candidat devait assumer?

C’est surtout la question de l’élément intentionnel de l’infraction qui se pose. Le Code pénal exige en son article 121-3 que l’on constate que celui qui commet un crime ou un délit avait « l’intention de le commettre », sauf les infractions d’imprudence. Cette preuve est souvent considérée comme satisfaite, au vu des circonstances, les juges considérant que le prévenu devait avoir l’intention de commettre l’infraction. Mais s’agissant de M. Copé, il est indiqué (lemonde.fr) que le paiement était intervenu « avec l’aval de Bercy pour l’encaissement du chèque » et « après un avis juridique favorable de Me Philippe Blanchetier, qui avait auparavant représenté Nicolas Sarkozy devant la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques« .

Il va de soi que toute infraction ne disparaît pas du seul fait que l’on peut produire une lettre d’avocat attestant qu’elle n’existe pas. Le choix de l’avocat du bénéficiaire du versement n’était peut-être pas heureux, par ailleurs. Pour autant, il serait regrettable de ne donner aucun poids à la démarche prudente ayant consisté à n’opérer le versement qu’après avoir sollicité une analyse juridique d’un avocat.

Bruno DONDERO

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Loi Macron: faut-il légiférer (encore) sur le secret des affaires ?

Ce monstre normatif qu’est devenu le projet de loi Macron traite aussi, depuis son passage en commission à l’Assemblée nationale, du « secret des affaires ».

La mise en place d’un nouveau dispositif sur le secret des affaires avait été demandée par les entreprises depuis longtemps, mais les textes proposés n’avaient pas abouti.

D’où la présence dans le projet de loi Macron d’un dispositif sur le secret des affaires comportant un volet civil et un volet pénal.

La volonté de légiférer sur le secret des affaires peut surprendre, car la responsabilité civile permet de sanctionner une faute ou un manquement contractuel, sans qu’un texte légal spécial soit nécessaire pour cela. Lorsque l’article 1382 du Code civil dispose que toute faute oblige son auteur à réparer le préjudice qu’elle cause, cela permet déjà à celui qui subit un préjudice du fait de la révélation d’informations qu’il gardait secrètes d’obtenir réparation.

S’agissant du volet pénal par ailleurs, le Code du travail contenait déjà un article L. 1227-1 aux termes duquel « Le fait pour un directeur ou un salarié de révéler ou de tenter de révéler un secret de fabrication est puni d’un emprisonnement de deux ans et d’une amende de 30 000 euros ».

I – Le volet civil risque de rendre plus difficile la protection du secret.

Le volet civil du projet de loi Macron nous semble plutôt, disons-le franchement, de nature à rendre plus difficile la protection du secret des affaires.

L’information protégée au titre du secret des affaires serait définie par le nouvel article L. 151-1 du Code de commerce comme celle :

« 1° Qui ne présente pas un caractère public en ce qu’elle n’est pas, en elle-même ou dans l’assemblage de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible à une personne agissant dans un secteur ou un domaine d’activité traitant habituellement de ce genre d’information ;

« 2° Qui, notamment en ce qu’elle est dénuée de caractère public, s’analyse comme un élément à part entière du potentiel scientifique et technique, des positions stratégiques, des intérêts commerciaux et financiers ou de la capacité concurrentielle de son détenteur et revêt en conséquence une valeur économique ;

« 3° Qui fait l’objet de mesures de protection raisonnables, compte tenu de sa valeur économique et des circonstances, pour en conserver le caractère non public.»

Si le Code de commerce était doté d’une telle définition, il faudrait donc que le juge saisi par une entreprise d’une demande de sanction d’une atteinte au secret vérifie que ces différentes conditions sont remplies pour pouvoir ordonner des mesures (dommages-intérêts notamment) réparant la révélation d’une information couverte par le secret des affaires.

L’atteinte au secret des affaires lui-même devrait présenter des caractéristiques particulières, selon le nouvel art. L. 151-2

« Nul ne peut obtenir une information protégée au titre du secret des affaires en violation des mesures de protection prises pour en conserver le caractère non public, ni utiliser ou communiquer l’information ainsi obtenue.

« Nul ne peut non plus utiliser ni communiquer une information protégée au titre du secret des affaires, sans le consentement de son détenteur duquel il l’a obtenue, de façon licite, directement ou indirectement.

« Toute atteinte, délibérée ou par imprudence, au secret des affaires prévue aux deux premiers alinéas du présent article engage la responsabilité civile de son auteur, à moins qu’elle n’ait été strictement nécessaire à la sauvegarde d’un intérêt supérieur, tel que l’exercice légitime de la liberté d’expression ou d’information ou la révélation d’un acte illégal ».

Ces nombreuses conditions étant remplies, le juge pourra prendre différentes mesures.

Il lui faudra notamment dire si la révélation de l’information couverte par le secret des affaires n’était pas autorisée par « l’exercice légitime de la liberté d’expression ou d’information », ce qui annonce de beaux débats…

Il nous semble également que la plupart, sinon la totalité des mesures listées par le projet de loi étaient déjà possibles, en réalité.

En réalité, précédemment, la responsabilité pour faute (principe général de l’article 1382 du Code civil) ou le manquement à une obligation de confidentialité si elle était prévue par contrat devait suffire à condamner l’auteur de la révélation d’une information confidentielle à réparer le préjudice qu’il avait causé.

Il est sans doute utile que le secret des affaires soit reconnu par la loi, mais une reconnaissance de principe aurait sans doute été plus utile. Car paradoxalement, il risque d’être maintenant plus compliqué de faire sanctionner une atteinte au secret des affaires.

II – Le volet pénal

Quant au volet pénal de la loi, il sera sans doute réécrit, car le fait de sanctionner de trois ans d’emprisonnement et 375.000 euros d’amende le fait de « prendre connaissance » d’une information protégée au titre du secret des affaires apparaît peu praticable, même si un « sans autorisation » figure un peu plus loin au sein du texte…

On notera la volonté de ne pas sanctionner pénalement les lanceurs d’alerte en prévoyant que le délit ne s’applique pas « à celui qui informe ou signale aux autorités compétentes des faits susceptibles de constituer des infractions aux lois et règlements en vigueur dont il a eu connaissance ». Mais la menace d’une sanction pénale risque tout de même de faire peur aux lanceurs d’alerte, et donc de réduire les cas où ils révéleront des informations.

On peut surtout se demander si le texte prévoyant déjà des sanctions pénales dans le Code du travail n’était pas suffisant, et s’il faut en rajouter dans le pénal. S’agissant du secret « des affaires », des sanctions civiles, et notamment des dommages-intérêts élevés, ne devraient-elles pas suffire? La volonté de marquer l’importance du secret des affaires se traduit donc par des sanctions pénales, mais compte-t-on vraiment appliquer la nouvelle infraction un jour ?

Bruno DONDERO

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La prescription des crimes suspendue en cas d’obstacle insurmontable aux poursuites (Assemblée plénière de la Cour de cassation, 7 nov. 2014)

L’Assemblée plénière de la Cour de cassation, formation réunissant des magistrats de toutes les chambres de la Cour, vient de rendre le 7 novembre 2014 un arrêt important en matière de prescription pénale (n° 14-83739): http://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/assemblee_pleniere_22/613_14_30461.html .

Il est jugé par un attendu de principe que « si, selon l’article 7, alinéa 1er, du Code de procédure pénale, l’action publique se prescrit à compter du jour où le crime a été commis, la prescription est suspendue en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites ».

L’affaire qui a donné lieu à cette décision était terrible. Une aide-soignante avait étouffé huit enfants auxquels elle avait donné naissance, pour certains du fait d’une relation incestueuse. Parce qu’elle était obèse, les grossesses étaient passées inaperçues, y compris auprès de médecins consultés pour d’autres motifs. L’aide-soignante avait accouché chez elle, sans témoins, et avait supprimé les nouveau-nés de même, avant de dissimuler leurs corps. Personne ne connaissait donc l’existence des crimes.

Les infanticides ont eu lieu entre 1989 et 2006. La majorité d’entre eux ne pouvaient normalement plus être poursuivis. Et pourtant, l’arrêt de la Cour de cassation permet les poursuites. Pour comprendre la décision, il faut revenir sur le contexte juridique de la prescription (I) puis sur la solution formulée par l’arrêt (II).

I – Le contexte juridique de la prescription.

L’article 7 du Code de procédure pénale dispose qu’en matière de crime, l’action publique se prescrit en principe dix ans à compter du jour où le crime a été commis. Si pendant que ce délai de dix ans court, un acte d’instruction ou de poursuite est accompli, alors il repart à zéro.

Ce principe étant posé, la loi et la jurisprudence lui apportent des exceptions.

Le Code de procédure pénale prévoit une prescription par 20 ans pour certains crimes contre les mineurs. Notamment, les violences ayant entraîné une mutilation sont prescrites par 20 ans lorsque la victime est un mineur. Il semblerait logique que la règle s’applique à plus forte raison à l’infanticide, mais les textes ne disent rien à ce sujet.

La jurisprudence a créé par ailleurs une règle particulière en matière d’abus de biens sociaux et d’abus de confiance. Le dirigeant qui fait des prélèvements indus sur les comptes de la société en les dissimulant (en maquillant les comptes sociaux, en faisant passer la dépense pour une dépense licite, etc.) ne peut plus être poursuivi après l’écoulement d’un délai de 3 ans. Mais le point de départ prévu par l’article 8 du Code de procédure pénale qui devrait normalement être celui de la commission du délit est retardé par la Cour de cassation au jour de la découverte du délit, c’est-à-dire au jour où le délit a pu être constaté et faire l’objet de poursuites.

Ces exceptions complexifient le régime de la prescription. Elles obéissent cependant à des idées assez simples : a) plus l’infraction est grave, plus longtemps son auteur doit pouvoir être poursuivi, d’une part ; b) le fait de dissimuler son méfait ne doit pas mettre l’auteur à l’abri des poursuites, d’autre part.

II – La solution.

La prescription est une institution importante, en matière pénale comme en matière civile. Les droits de créance et vu de l’autre côté, les dettes, la responsabilité civile, la responsabilité pénale, tout cela se périme. Si l’on ne met pas en œuvre une prérogative juridique (demander son dû, rechercher la condamnation, etc.), celle-ci perd son efficacité au bout d’un certain temps. Cela a différentes utilités, et en pratique, l’écoulement du temps rend progressivement plus difficile le travail de la justice, parce que les preuves disparaissent, les témoins oublient, etc.

La Chambre criminelle décide cependant de créer une exception nouvelle à la prescription, pour « obstacle insurmontable », qui suspend le délai de prescription.

On rencontre une règle proche en matière civile, puisque l’article 2234 du Code civil dispose que « La prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure ». L’obstacle insurmontable retenu par l’Assemblée plénière en matière pénale est proche de la force majeure, qui doit être un fait irrésistible. Le Code civil a consacré ainsi l’adage « Contra non valentem agere non currit praescriptio », selon lequel la prescription ne court pas contre celui qui ne peut agir

La règle se comprend bien. La prescription traduit aussi le fait que celui qui pouvait exercer un droit, mettre en œuvre une poursuite, a renoncé à le faire. Cette inaction se traduit au bout d’un certain temps par la disparition du droit d’agir ou de poursuivre. Mais on ne peut considérer que la société a renoncé à poursuivre, s’agissant d’une infraction pénale, si la société est absolument dans l’ignorance de la commission de l’infraction.

Reste cependant à savoir si la Cour de cassation ne va pas voir sa solution critiquée au regard de l’exigence de sécurité juridique, à valeur constitutionnelle et conventionnelle (Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales). L’arrêt du 7 novembre est tout de même audacieux, puisqu’il introduit une exception assez large dans une règle qui doit être définie avec précision, si l’on veut conserver à notre système juridique le respect de l’exigence de sécurité juridique. L’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites, que peut-il être ? La dissimulation par l’auteur de l’infraction, rendant impossible la constatation de celle-ci, c’est une chose. Mais il faudra voir si les décisions qui suivront ne retiennent pas une conception extensive de la notion. Il ne faudrait pas, par exemple, que le manque de moyens chronique de la Justice en France soit vu comme un obstacle insurmontable, rendant de ce fait imprescriptible un certain nombre d’infractions.

Notons cependant que la solution de la Cour, qui est liée à l’article 7 du Code de procédure pénale, doit être limitée aux crimes, donc aux infractions les plus graves.

Bruno DONDERO

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Mise en examen de Christine Lagarde: le fondement juridique

Les dépêches tombent parlant de mise en examen de Mme Christine Lagarde pour « négligence » dans l’affaire de l’arbitrage Tapie. La « négligence » en tant que telle n’est cependant pas un délit pénal (sinon les tribunaux correctionnels seraient assaillis de procès en « négligence »!).

Le texte qui fonde la mise en examen de Mme Lagarde est l’article 432-16 du Code pénal.

C’est un texte sévère, car il sanctionne une négligence commise, notamment, par une personne dépositaire de l’autorité publique dans l’exercice de ses fonctions.

L’article 432-16 ne se comprend que lu avec l’article 432-15.

L’article 432-15 du Code pénal dispose que « Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l’un de ses subordonnés, de détruire, détourner ou soustraire un acte ou un titre, ou des fonds publics ou privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission, est puni de dix ans d’emprisonnement et d’une amende de 1 000 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit de l’infraction« . 

L’article 432-15 est ainsi une sorte d’abus de confiance ou d’abus de biens sociaux (ABS) touchant les dirigeants publics. Le fait de détourner des fonds de manière intentionnelle est lourdement condamné.

Mais l’article 432-16 du Code pénal prévoit un autre délit, qui est assez sévère, puisque ce texte dispose que « Lorsque la destruction, le détournement ou la soustraction par un tiers des biens visés à l’article 432-15 résulte de la négligence d’une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, d’un comptable public ou d’un dépositaire public, celle-ci est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende« .

En somme, et à la différence d’un ABS qui ne pourrait être sanctionné pénalement en cas de simple négligence, les dirigeants publics encourent des sanctions pénales lorsque des fonds sont « détruits, détournés, ou soustraits par un tiers » uniquement à cause de la négligence, c’est-à-dire du manque d’attention apporté par le dirigeant à sa mission. Il s’agit donc d’un délit non intentionnel.

Il faut encore évoquer un texte du Code pénal pour bien comprendre la situation: l’article 121-3.

Celui-ci dispose qu’ « Il y a également délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de faute d’imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s’il est établi que l’auteur des faits n’a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait.

Dans le cas prévu par l’alinéa qui précède, les personnes physiques qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter, sont responsables pénalement s’il est établi qu’elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer« .

En somme, il faudra établir que Mme Lagarde n’a pas accompli les diligences normales attendues d’elle dans cette situation particulière que constituait le litige avec Bernard Tapie. Dans Le Figaro du 28 août, l’avocat de Mme Lagarde est cité: « dans le Code pénal, ce délit s’applique au secrétaire de mairie qui emporte chez lui des dossiers par mégarde, c’est dire!« . C’est en effet une possible application de ce délit, qui est comme on l’a dit sévère, parce qu’il sanctionne des négligences, avec la subjectivité que cela implique. 

Comme je l’avais déjà indiqué au Point.fr, dans l’affaire de l’arbitrage Tapie, le préjudice moral très important reconnu par la sentence arbitrale à M. Tapie reste un élément peu compréhensible pour le juriste, d’autant que les délits de presse qui étaient à l’origine du préjudice moral, en admettant qu’ils aient existé, étaient sans doute très largement prescrits.

Bruno Dondero

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